Après la Bible, Don Quichotte est le livre le plus lu dans le monde et son héros a subi un extraordinaire processus de mythification burlesque ou exaltante. Universellement reconnu comme le premier roman de l'époque moderne, cette œuvre en deux parties, écrite par Miguel de Cervantès et publiée en 1605 et 1615, décrit le périple burlesque d'un vieil hidalgo devenu fou d'avoir trop lu de romans de chevaleries, don Quichotte. Accompagné de son écuyer Sancho Pança, le héros conçoit le dessein fou de ressusciter, dans une Espagne du XVIIe siècle oublieuse des valeurs courtoises, l'ordre de la chevalerie errante.
Le premier chapitre, intitulé « Où l'on dit qui était le fameux don Quichotte de la Manche et quelles étaient ses occupations » dépeint en guise d'introduction la naissance de ce projet insensé. Constituant l'incipit de l'œuvre, ce texte (p.58-60) nous introduit dans l'univers quichottesque et rend familiers à nous la folie et les délires littéraires du personnage. Il s'agira donc d'analyser en quoi cet incipit est annonciateur du projet esthétique et littéraire de Cervantès.
Dès le début de son roman, l'auteur expose son projet de renouvellement du genre romanesque. Il place d'emblée son texte dans le registre comique qui va dominer l'œuvre entière. Enfin, il annonce déjà le caractère complexe et labyrinthique d'un récit aux multiples niveaux de sens.
[...] Il montre ainsi le systématisme récurrent de l'intrigue de ces romans. Cependant, il utilise cette structure traditionnelle en dégradant méthodiquement chacun de ses éléments : l'armure est toute moisie et couverte de rouille la monture une pauvre bête la dame une jeune paysanne Cervantès parodie également le langage chevaleresque, employant dans la bouche de son héros langue raffinée et tournures glorieuses : Madame, je suis le géant Facecul, seigneur de l'archipel de Malindran, vaincu en combat singulier par l'insigne et illustre don Quichotte de la Manche, qui m'a ordonné de me présenter devant vous, afin que vous daigniez user de moi selon votre bon plaisir. [...]
[...] C'est son cheval que Don Quichotte baptise en premier. Le jeu de mots sur le suffixe -ante consiste à faire de Rossinante une ancienne rosse sa monture avait été antérieurement une simple rosse pour aussitôt en faire la première d'entre elles. Le nom de Dulcinée est forgé sur le radical dulce : douce sucrée Or cette douceur étymologique peut également être attribuée au prénom Aldonza formé sur l'article arabe Al- et le nom Donza, dérivé de dolze, doux Le prénom, ancien, est considéré comme vulgaire et rustique depuis le XVIe siècle. [...]
[...] Ainsi, dans les premières pages de son roman Don Quichotte, Cervantès parvient à remplir toutes les fonctions du début de roman : il présente son héros, annonce grossièrement l'intrigue, et surtout expose son projet esthétique. Imitant le début de roman traditionnel, il utilise tous les ingrédients classiques en les parodiant. La critique des romans de chevalerie, le caractère comique du récit et surtout son étonnante modernité sont déjà présents, en germe. Le pouvoir salutaire de l'humour, la puissance libératrice et les vertiges de l'ambiguïté imprègnent déjà l'écriture. [...]
[...] L'auteur joue avec les focalisations en nous plaçant tantôt dans l'esprit de don Quichotte, tantôt du côté de la critique. En effet, le jugement de l'auteur cohabite avec le regard intérieur du personnage. Cervantès fait parfois preuve d'une ironie féroce, utilisant un vocabulaire péjoratif et soulignant ses erreurs, adressant des clins d'oeil complices à son lecteur : notre bon chevalier Il place son héros dans le domaine de la plus pure subjectivité et de l'imagination, par une abondance de verbes de sentiment il décréta il lui sembla selon lui lui parut s'imaginant et par l'emploi du conditionnel Supposons, se disait-il [ ] il conviendrait il irait il s'agenouillerait Le lecteur ne peut donc à aucun moment partager les illusions du héros. [...]
[...] Enfin, le nom de Don Quijote de la Mancha possède une charge comique surdéterminée par chacun de ses termes. La particule honorifique don incompatible avec son statut d'hidalgo, est associée à un invraisemblable nom de héros qui rime burlesquement avec celui de Lancelot du Lac, Lanzarote en espagnol. Le terme quixote désigne en espagnol le cuissard, la partie de l'armure qui recouvre la cuisse. Il faut savoir en outre que la terminaison en désigne ordinairement des choses ridicules. Ce nom possède une prononciation proche du nom initial du héros, dont on ne sait trop s'il était Quijada (mâchoire) ou Quesada (mot forgé sur queso le fromage, attribut traditionnel de la folie). [...]
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