Révélé au grand public par ses Mythologies (1957), mais aussi par le Degré zéro de l'écriture (1953), Roland Barthes s'affirme comme un novateur, un révolutionnaire de la critique littéraire et artistique, qui choisit d'adopter dans son œuvre le point de vue du sujet, en le plaçant au centre de toute tentative de lecture et d'interprétation, cela à travers une approche originale, autant scientifique que sentimentale, et mêlant constats, affect et imagination.
En effet, son œuvre restera marquée par ce désir de comprendre et d'expliquer les rapports de la théorie et du romanesque, une optique dans laquelle s'inscrit d'ailleurs le dernier livre de Barthes, la Chambre claire, paru l'année de sa mort accidentelle, en 1980.
Pour tenter de rendre compte de l'émotion qui l'habite devant certaines photos, Roland Barthes prend en compte trois pratiques, trois points de vue : celui de l'operator (le photographe), du spectator (nous qui regardons) et du spectrum (l'objet photographié) qui correspondent aussi aux trois actions de faire, regarder, et subir. N'étant pas photographe, l'auteur ne considèrera pas la perception de l'operator mais se concentrera sur les deux autres et plus précisément sur celle du spectator, qu'il tentera de comprendre et d'expliquer à travers deux axes principaux qui coïncident à peu près aux deux parties du livre. Le premier constitue un essai préliminaire et général sur la photographie, centrée sur l'émotion mais à travers les notions de studium et punctum. Le second plus personnel, cherche à faire émerger l'essence véritable de la photographie, et se transforme en quête proustienne, en traduisant la volonté qu'a l'auteur de partir à la recherche de sa mère à travers les photos qu'il reste d'elle, ce qui l'amènera inexorablement à se heurter au noème le plus vrai et le plus profond de la photographie.
[...] Dans un premier temps, la photographie pour surprendre, photographie le notable, mais bientôt, par un renversement connu, elle décrète notable ce qu'elle photographie Cette citation n'est pas sans rappeler le travail d'Edward Ruscha, qui illustre d'ailleurs nombre de propos de Roland Barthes dans cet ouvrage, et qui photographie des choses à première vue sans intérêt, mais qui prennent une valeur toute particulière avec la démarche du photographe sur le temps, le passé, la nostalgie. Justement, c'est précisément le temps qui va guider la seconde thèse de Roland Barthes. Dérouté par l'impossibilité de retrouver sa mère à travers les anciens clichés qui restent d'elle, ce dernier va se lancer dans une étude approfondie de la photographie, et remettre en question ses notions de studium et punctum, jusqu'à trouver le cliché qui lui révèlera l'essence véritable de la photographie. [...]
[...] C'est là que se trouve toute la magie paradoxale de la photographie : dans ce trouble ambivalent qui nait à la fois du constat tragique que ça a été et que ça n'est plus, mais qu'à cet instant précis, sous nos yeux, ça revit. Effectivement, si la photo, image complète et intègre qui empêche toute protension, apparaît comme un théâtre dénaturé où la mort ne peut que se contempler, se réfléchir, s'intérioriser elle a aussi le pouvoir de ressusciter ses spectres, de véhiculer une émanation du référent grâce à la lumière, aux radiations lumineuses qui ont touché ce corps, et qui viennent me toucher à présent en différé. [...]
[...] Cette dernière affirmation n'est cependant pas la moins importante puisqu'elle constitue l'essentiel de la thèse de Roland Barthes. La certitude qui nous pousse à dire, en regardant une photo, que cela a été là à un certain moment, c'est précisément ce qui incarne pour l'auteur le noème de la photographie : le ça-a-été La photographie ne sert pas à remémorer le passé, à restituer l'aboli, seulement à attester que ce que je vois a été. Ce n'est ni un souvenir, ni un produit de l'imagination, ni une reconstitution, mais le réel à l'état passé, qui possède une immense force constative portée sur le temps. [...]
[...] Au contraire, il doit m'arriver en plein visage, comme un point de hasard que j'aurais été le seul à remarquer. Le studium relève du convenu, du codé. Il reconnaît, nomme, classifie un élément et de ce fait le rend inapte à me troubler. Le punctum, c'est ce que j'ajoute à la photo mais qui y est déjà. Je n'ajoute pas ce que tout le monde voit, la photo le dirait avant moi, le code le traduirait à me place, moi j'ajoute juste la particularité, qui sera responsable de la mutation de mon intérêt et donc de mon ébranlement interne. [...]
[...] Pour achever ce commentaire, il n'y a pas de meilleure conclusion que celle de l'auteur lui-même, qui affirme qu'en fin de compte, après toutes les observations et les réflexions qu'il a pu entreprendre, la photographie se révèle être une nouvelle forme d'hallucination, par conséquent une certaine incarnation de la folie. Folie que la société actuelle essaie tant bien que mal de tempérer en faisant de la photographie un art, car aucun art n'est fou, et en domestiquant cette dernière, en la banalisant pour l'empêcher de se distinguer des autres images. [...]
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