Depuis La Poétique d'Aristote, la question de la classification des genres pose le problème d'un figement définitoire, dans un cadre qui ne laisse plus place à l'évolution, ou même à la transfiguration du genre. Le genre de l'épopée, théorisé par la suite par Hegel et Bakhtine, se voit ainsi figé, non par son absence d'évolution, mais par les textes critiques qui le définissent, comme un long poème narratif célébrant les hauts faits d'un héros ou d'une communauté, qui plus est ancré dans un passé à valeur fondatrice, pour donner ou redonner à un groupe une origine et mythique, et littéraire. Cependant, cette définition restrictive, uniquement tournée vers le passé, demande à être nuancée, comme l'évoque la critique Gisèle Matthieu-Castellani, dans son article « Le monde comme un miroir » : « La commémoration épique ne vise pas seulement à garder le souvenir d'actions passées exemplaires mais à fixer dans un présent hors du temps, dans un présent lui-même mythique, « la véritable histoire » d'un peuple, d'une nation, d'un « parti » ou d'un groupe, qui échappe pour toujours à l'éphémère et au contingent pour prendre sens dans l'évènement, un évènement qui ne saurait se confondre avec l'accidentel ou le circonstanciel. » Il ne s'agit plus alors de lutter, grâce à l'écriture, contre l'oubli d'actions passées, mais au contraire de rejeter l'évènementiel au profit d'une atemporalité salvatrice de l'évènement, qui, grâce à la commémoration épique, viendrait restituer ce que la critique nomme « la véritable histoire ». Cette définition, elle aussi restrictive, attaque de front la théorie de Bakhtine en ouvrant le souvenir épique à une nouvelle forme de temporalité. Il convient de s'interroger sur la forme que prennent la « commémoration épique » et le travail du souvenir chez Aimé Césaire, Pablo Neruda, Nazim Hikmet et Anna Akhmatova, poètes contemporains retravaillant, en creux, le modèle épique. Y a-t'il renouvellement ou non du temps épique chez ces quatre auteurs ? En d'autres termes, la commémoration vise-t-elle à dépasser le statut de souvenir pour s'élargir à d'autres strates temporelles ? C'est ce que nous verrons en premier lieu. La définition de la critique insiste particulièrement sur la dimension collective de la commémoration ; nous nous interrogerons dans un second temps sur ce point, en travaillant particulièrement la place laissée à l'individuel dans nos quatre oeuvres. Enfin, nous regarderons le travail particulier de l'évènement et sa faculté à échapper au « circonstanciel » grâce à l'épique (...)
[...] Nous lisons ici la construction de sa propre individualité, en lien avec la bonté maternelle, en d'autres termes sa véritable construction identitaire. Aimé Césaire, quant à lieu, construit aussi son propre personnage au travers d'un je lyrique, comme nous pouvons le lire dans le poème Calendrier lagunaire saturé de marques de la première personne, se terminant par ce qui se trouve aujourd'hui être en épitaphe sur la tombe du poète, son propre art poétique : la pression atmosphérique ou plutôt l'historique / agrandit démesurément mes maux / même si elle rend somptueux certains de mes mots. [...]
[...] Si la commémoration épique semble conserver sa volonté d'ériger en exemple des actions passées elle se détache d'un héroïsme primitif pour conférer, et au je lyrique, et à l'humanité, une nouvelle forme d'héroïsme. Enfin, l'évènement semble effectivement se distinguer par l'épique, notamment par un retour à une oralité primitive qui garantit, en filigrane, la transmission de cette véritable histoire et l'inscription dans un présent lui-même mythique. [...]
[...] La commémoration épique tend-elle vers le collectif, comme le sous-entend notre critique ? Il est important de repérer, chez Pablo Neruda, une réelle force évocatrice concernant les figures singulières, revêtues de prestige. Par exemple, les poèmes V à XI du chant IV mettent clairement en avant la figure du chef araucan Caupilicàn : Dans la souche secrète du rauli / grandit Caupolicàn, torse et tempête, / et lorsqu'il dirigea son peuple vers les armes de l'agression, / l'arbre se mit en marche (p.99) Le grandissement épique se lit ici au travers d'une figure guerrière, qualifiée par une épithète de type homérique, torse et tempête et à la tête d'un peuple tout entier. [...]
[...] Il nous faut, avant tout, nous intéresser à la temporalité mythique et à ce qu'elle signifie, ce pour quoi nous nous appuierons sur les travaux de Mircea Eliade, dans Aspects du mythe. Le critique déclare tout d'abord que les mythes relatent non seulement l'origine du Monde, des animaux, des plantes et de l'homme, mais aussi tous les évènements primordiaux à la suite desquels l'homme est devenu ce qu'il est aujourd'hui. Suite à ce travail définitoire, nous pouvons lire : En récitant les mythes on réintègre ce temps fabuleux et, par conséquent, on devient en quelque sorte contemporain des évènements évoqués. [...]
[...] Le tombeau à Alioune Diop, (p.389) évoque ainsi, au travers de la figure de l'oiseau migrateur, un peuple déraciné en perpétuel mouvement : Frère pour toi je t'ai instruit en oiseau [ ] / Tu savais voler haut / migrant majeur / Tu savais voler loin / Haut surtout Face à ce phénomène de glissement de l'héroïsme individuel vers le collectif, il convient de s'interroger sur la place que peut conserver un je lyrique dans la poésie. La commémoration épique peut-elle se recentrer sur le je du poète ? [...]
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