La Chute trouve son origine dans la polémique violente qui, en août 1952, oppose Camus et Sartre, et a d'abord été conçue comme un pamphlet contre l'existentialisme. C'est ainsi que, en qualifiant les existentialistes de « juges-pénitents », Camus livre une des clefs du personnage de Clamence. La portée de La Chute ne saurait néanmoins être réduite à la seule intention polémique ; il est clair, au contraire, que Camus y explore une dernière fois les grandes interrogations philosophiques qui parcourent l'ensemble de ses œuvres.
[...] Clamence luimême parle, avec ironie, de son lyrisme (p. 104). Quant à l'expression métaphorique du déchirement intérieur qui habite le personnage, elle n'est pas sans faire de fréquents clins d'œil au spleen et à l'idéal baudelairiens. Le paysage grec et la pensée dont il est l'emblème sont tout de netteté et de certitude : Aucune confusion ; dans la lumière précise, tout était repère (p. 103). Tout le contraire de la Hollande, mais surtout du marasme spirituel que vit Clamence. [...]
[...] Son discours de la méthode consacre la prédominance de l'illusion et des masques, de la mystification et du règne de l'apparence. Dans la Chute, le doute, issu de la prise de conscience, n'engendre que le doute. Le récit, parcouru par une soif contrariée dé transcendance et par l'aspiration à un impossible dépassement, ne peut que constater l'impasse de la pensée contemporaine, engendrée par le refus de l'approche métaphysique. Dès lors, la référence à Nietzsche s'impose, elle aussi, comme source profonde de la Chute. [...]
[...] Le choix formel introduit d'emblée une réflexion sur le langage, comme condition de toute pensée. Au cogito cartésien, Je pense, donc j'existe Clamence semble répondre : Je parle, donc j'existe. L'existence de Clamence en tant que personnage est encore plus ténue, plus problématique aussi, que ne le serait celle d'un véritable personnage de théâtre, auquel l'acteur prête en quelque sorte une présence scénique. Clamence, lui, n'existe que par sa parole, suspecte parce que fondamentalement subjective. Camus rappelle implicitement la remise en question nietzschéenne du cogito : sans médiation du langage qui l'exprime, pas de pensée. [...]
[...] Qu'apporte la forme littéraire à l'expression de cette impasse, à l'exploration de ce désarroi ? Elle permet d'abord la médiation d'un personnage. Que ces interrogations soient celles de Camus et de son temps importe peu. Elles sont d'abord celles de Clamence, c'est-à-dire qu'elles doivent encore beaucoup à la caricature de l'existentialisme et à l'intention polémique génératrice de l'œuvre. La caricature s'élargit d'ailleurs, se dépersonnalise peu à peu, selon la formule de Pierre-Louis Rey, pour viser les intellectuels, songe-creux qui tergiversent et reculent devant l'action (cf. [...]
[...] Pour exprimer les grandes interrogations philosophiques, la littérature se révèle sans nul doute plus parlante que l'approche intellectuelle de la réflexion pure. Plus parlante et, paradoxalement, capable d'une approche plus complexe. Inscrire la démarche philosophique dans une œuvre de fiction semble impliquer une simplification à outrance de la pensée. Il n'en est rien dans la Chute. Par une structure stratifiée, nourrie d'influences et d'allusions multiples, par la subtilité du rapport qui s'instaure entre l'auteur et son personnage, par l'étonnante utilisation enfin d'une forme théâtrale élevée au rang d'emblème, Camus parvient à susciter une représentation saisissante du doute hyperbolique. [...]
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