« Il faut se méfier des curés, ils n'ont pas la foi »! Cette phrase ne choque pas du tout dans la bouche d'un socialiste français du début du vingtième siècle. Pourtant, si l'on prête l'oreille, c'est du dedans de l'Eglise que l'on entend retentir cette délation. Elle résonne donc doublement. Mais ce n'est pas étonnant que Péguy nous étonne. Par contre, les attaques de Bernanos contre l'Eglise sont à première vue surprenantes, compte tenu de son passif politique et chrétien, et des allégations de ses détracteurs athées.
Le problème est très simple. Les deux auteurs sont chrétiens, et plus remarquablement encore, se réclament du christianisme. Même la période qui précède la conversion de Péguy peut être appelée chrétienne selon ses écrits dans Notre jeunesse . Mais les deux auteurs attaquent, très fréquemment et parfois avec une extrême virulence, l'Eglise. Il y a donc un paradoxe. Comment peut-on expliquer que Péguy et Bernanos attaquent l'Eglise à laquelle ils appartiennent ? Pour montrer la puissance de ce paradoxe, imaginons quelques instants les deux auteurs attaquer, avec la même violence, la famille à laquelle ils appartiennent et dont ils sont les chefs. C'est impensable, et pas une ligne de chacune des deux œuvres n'impute quoi que ce soit à la famille respective des auteurs. Ce serait aller contre les principes qui fondent tout le combat de ces hommes, contre leur dignité : « ce qui faisait notre dignité commune [commune aux dreyfusards dont fait partie Péguy et au parti adverse dont descend Bernanos] c'était qu'il ne fallait pas trahir. » Or, les textes sont formels, Péguy et Bernanos sont apparemment coupables de haute trahison envers l'Eglise, et ce crime, ils semblent le perpétrer de la façon la plus ostensible possible. Ce qu'il faut donc chercher à savoir, c'est quel principe leur permet d'attaquer ainsi l'Eglise dont ils font partie, quelle conception ecclésiologique leur permet, voire les oblige à « aboyer » dans l'Eglise.
Il faut donc se pencher tout d'abord sur les griefs que les deux auteurs portent contre la société fondée par Jésus-Christ, pour pouvoir dégager ensuite la distinction théologique qui résout le paradoxe et explique pourquoi ils peuvent dénoncer l'Eglise, avant de montrer pourquoi ils doivent dénoncer l'Eglise s'ils sont fidèles à cette conception ecclésiologique.
[...] Or, c'est au nom de cette réalité qu'il dénonce l'Eglise. Mais c'est bien plus qu'un devoir par amour de la vérité que Péguy accomplit là, et Péguy le sait, car il s'agit précisément en attaquant l'Eglise politique de faire vivre ce principe d'incarnation. Il faut nourrir la Parole[35] c'est-à-dire qu'il faut faire vivre l'Evangile par notre chair, le renouveler en nous, le continuer, et avec l'Evangile, les effrayantes réprobations contre les riches dont l'Evangile est saturé tous les anathèmes contre le pharisaïsme, contre la politique (au sens péguyen) et contre le tout fait (au sens bergsonien). [...]
[...] Donissan et le curé de campagne en sont la preuve. Ce n'est donc pas contre la hiérarchie en tant que telle, prise en bloc, que Bernanos hurle, mais contre les prêtres médiocres : L'un des principaux responsables, le seul responsable peut-être de l'avilissement des âmes ( ( est le prêtre médiocre[31]. Ce n'est pas les prêtres qui sont responsables de la déchristianisation, mais les prêtres médiocres, représentés par le curé de Luzarnes, Monseigneur Espelette, le camarade de séminaire défroqué du curé de campagne La distinction est donc celle-ci. [...]
[...] Toutefois Péguy n'est pas un théologien, et en quittant ce point de vue pour englober toutes les dimensions de la critique, on s'aperçoit que le sacrifice de cette position ecclésiologique permet peut-être un plus grand bien pour l'Eglise en lui présentant sa réalité sous les yeux : que ne feraient-ils (les clercs( pas pour se cacher la vérité Oh, il ne s'agit pas d'opposer l'Eglise visible à l'Eglise invisible[30] Bernanos est moins turbulent dans l'Eglise que Péguy, car pour lui le Saint ne peut absolument pas se concevoir sans le sacrement, administré par la hiérarchie, l'Eglise visible. Il n'oppose donc pas deux dimensions de l'Eglise, il les distingue. [...]
[...] Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas de critiques contre la théologie de l'Eglise, mais à la rigueur d'incompréhension des vérités étudiées par la théologie. Tout comme Péguy, il est conscient de la conséquence de ce qu'il dénonce, qui est la perte de la capacité de souffrir, capacité qui fait la profondeur de toute âme, et donc capacité à aimer. Le seul responsable de l'avilissement des âmes et par là il faut entendre cette apathie, au sens propre, cette perte de la faculté de souffrir, mille fois plus redoutable que la pire ivresse des sens- est le prêtre médiocre[19] Péguy le dit autrement : Que ne feraient-ils pas pour se masquer la vérité ? [...]
[...] Mais c'est du cœur de l'Eglise visible que ses condamnations s'élèvent, et non point du dehors. C'est la différence entre Martin Luther (figure qui l'intrigue car elle interroge sa propre réaction) et lui. Quoi qu'il en soi, l'Eglise ne refuse pas, dans une certaine mesure, le droit et même le devoir des fidèles d'attirer l'attention dans un esprit constructif sur certains aspects négatifs, même du magistère selon le code de droit canon[34]. La différence essentielle entre la distinction effectuée par Bernanos et celle de Péguy est que pour Bernanos l'Eglise invisible n'existe que dans l'Eglise visible, alors que pour Péguy elle peut exister et elle existe hors de l'Eglise visible. [...]
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