Dans l'Homme précaire de la littérature, André Malraux énonce ce qu'il pense constituer l'intérêt,
voire le sublime d'un roman réussi : « Bien que chaque paragraphe d'un roman affirme, tout grand
roman interroge. » La grandeur d'un roman semble être contenue dans cette capacité à formuler une
question fondamentale, tout en taisant la réponse, et ceci même lorsque le récit affirme ligne après
ligne. Paradoxalement, c'est à cette incertitude et à ce doute, inhérents à l'interrogation, que semble
tenir le sens d'un grand roman. L'homme contemporain n'est plus « l'homme des grandes religions », et
le sens qu'il donne à la vie, jadis dogmatique, est plus que jamais insaisissable. C'est cette réalité qui transparaît dans la grande littérature, de Don Quichotte à la Comédie humaine, peut-être même jusqu'à l'Espoir. Le discours d'un grand roman est tout sauf assertif, contrairement à ce que l'on pourrait trouver dans le discours théâtral, polarisé par l'action, et plus encore dans un sous-genre romanesque tel que le roman policier. Comment expliquer cette place particulière du Roman dans la recherche du sens, puisque justement sa spécificité est de taire, non de révéler ? En s'attachant d'abord à montrer en quoi même les romans qui prétendent à la connaissance interrogent, cette étude tentera d'éclairer le propos de Malraux par la distinction de deux niveaux de lectures possibles d'un roman, diégétique et axiologique, pour approcher enfin une vérité vers laquelle semble tendre tout grand roman, et qui serait l'affirmation d'une interrogation.
[...] C'Est-ce que Roland Barthes rappelle dans ses Essais critiques : L'Œuvre est toujours dogmatique parce que le langage est toujours assertif, même et surtout lorsqu'il s'entoure d'un nuage de précautions oratoires. Une œuvre ne peut rien garder de la bonne foi de son auteur : ses silences, ses regrets, ses naïvetés, ses scrupules, ses peurs, tout ce qui ferait l'œuvre fraternelle, rien de cela ne peut passer dans l'objet écrit; car si l'auteur se met à le dire, il ne fait qu'afficher ce qu'il veut qu'on le croie, il ne sort pas d'un système de théâtre, qui est toujours comminatoire. [...]
[...] Par le fait même qu'il s'inscrive dans l'histoire de littérature, chaque grand roman fait son autocritique. En développant cette idée dans Esthétique et théorie du roman, Bakhtine emploie l'expression roman sur le roman pour désigner la réflexion que développe le discours romanesque à propos de sa mise à l'épreuve face à la réalité. Cette critique peut s'articuler autour du héros qui voie la vie par la littérature et tente de vivre selon la littérature Madame Bovary et Don Quichotte en sont les exemples les plus célèbres, en ce sens qu'ils se trouvent condamnés à une rupture avec le monde, et c'Est-ce qui montre en quelque sorte l'inadaptation du discours romanesque à la réalité. [...]
[...] Le grand roman serait une métaphore du socratisme, comme un art de la maïeutique qui avouerait son ignorance mais qui ferait accoucher le lecteur d'une substance significative, qui le ferait s'éveiller à la nécessité d'abandonner ses certitudes, puisque les convictions sont des ennemis plus grandes de la vérité que le mensonge (Nietzsche). Comme le souligne Barthes dans ses essais critiques, la littérature est un jeu de la déception que le lecteur expérimenterait à ses dépends. Celui-ci attend, au-delà du dénouement de l‘intrigue, la communication d'une grande vérité qui le reposerait, le conforterait, ou tout au contraire le surprendrait. [...]
[...] En se demandant mais de quel grand roman l'interrogation est-elle absente? Malraux condamne l'œuvre à interroger, même celles qui prétendent affirmer. Les liaisons dangereuses semblent avoir une vocation didactique, mais c'est bien de l'attrait et non du dégoût que procurent Valmont et la Marquise de Merteuil. Par là même, les Liaisons dangereuses interrogent, puisqu'elle créent un débat toujours actuel. Pour comprendre en quoi la spécificité du grand roman est la formulation de questions, et non la soumission dogmatique de réponses figées et normatives, il faut distinguer deux niveaux de lecture possible dans le roman, l'un diégétique, l'autre axiologique, et pour cela, revenir sur la place occupée par le récit dans le roman. [...]
[...] En effet, si le langage est assertif, le silence est interrogatif, et toute la virtuosité d'un roman serait à trouver dans sa capacité à aménager des instants de pause qui, en quelque sorte, désignifieraient le récit pour permettre le recul nécessaire à une mise en abîme du sens. Par là même tous les grands romans semblent converger vers une seule et même finalité : l'interrogation du sens, mais privé de la réponse. Cependant, cette vocation interrogative du grand roman ne vise-t-elle pas l'affirmation d'une vérité vers laquelle tendrait toute grande littérature, c'est-à-dire la négation même d'un sens possible du monde ? Lorsque Malraux propose de tenir pour grand tout roman qui atteint à l'interrogation il présente le questionnement propre au grand roman comme une fin en soi. [...]
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