L'être humain a cette capacité à vivre deux vies : l'une, officielle, sérieuse et dogmatique, demeure soumise à la hiérarchie ; l'autre, une vie empreinte de rire, de profanation du sacré et de liberté. Voilà, parmi tant d'autres, une voie d'entrée dans la compréhension des carnavals ou subversion totale de toutes les catégories.
Si le critique littéraire Mikhail Bakhtine à qui nous devons le discours fondateur du carnaval en littérature (par l'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Gallimard, 1970) le définit comme « renversement temporaire des hiérarchies et des valeurs », sa signification apparaît aussi multiple que ses origines sur lesquelles historiens et ethnologues se disputent depuis près d'un siècle.
En effet, de Rabelais et l'utilisation du rire à Hugo et la fête des fous en passant par le jeu du masque de Lorenzaccio d'Alfred de Musset, le carnavalesque semble diverger aussi bien dans sa forme que dans son contenu. Aussi apparaît-il préférable d'employer même le pluriel alors que ces carnavals s'ils ont une ambition commune ne se ressemblent guère.
D'où vient alors cette ambition de transgression de la réalité ? En quoi cette subversion du réel a-t-elle inspiré la littérature, lieu lui aussi du jeu et du simulacre ? Enfin quel est donc le rôle du masque, à la fois dissimulateur et révélateur du personnage carnavalesque ?
[...] Le roman Notre Dame de Paris de Victor Hugo en est un exemple pertinent, lorsque la fête des fous traite toutes voix, et figures à égalité d'importance et selon un jeu de renversement du supérieur et de l'inférieur, du sublime et du grotesque avec l'élection d'un roi du carnaval remplaçant symboliquement et temporairement l'autorité en place (où le bossu difforme Quasimodo est élu de façon grotesque pape des fous)). Le carnavalesque semble permettre à la littérature à la fois de montrer la réalité comme de l'inventer et de la réinventer. Aussi est-il une catégorie qui échappe aux cadres fixes du genre comme à un style ou à un registre défini et d'après Bakhtine suppose la carnavalisation du lecteur : passer de la tradition orale des spectacles du carnaval à la tradition écrite du carnavalesque littéraire suscite et suppose en effet la participation, mieux, la carnavalisation, du lecteur. [...]
[...] Mais qu'en est-il de cette naissance ? du besoin profond des hommes de ce carnaval ? Commençons par le définir tel qu'il vit le jour à ce nom peu après la mort du Christ : de sa naissance à sa mort, de Noël à Pâques en passant par cette période charnière du carnaval, le calendrier liturgique invite les chrétiens à retracer annuellement dans un cycle d'environ un mois les trente-trois années de la vie du christ. Le cycle renvoie le fidèle à sa propre vie qu'il inscrit sur ces périodes du temps Noël au carnaval (Mardi gras) ou des cendres à Pâques, ces périodes meurent et renaissent, luttent entre elles et ainsi doublent la vie individuelle du chrétien. [...]
[...] Il semble davantage que le carnavalesque fasse fi de ce jeu de ping-pong laissant donc libre cours à la créativité, par la nécessité qu'il représente pour la société. Nous pouvons en effet parler de nécessité alors qu'il est possible que le conflit , passant par ces subversions, puisse aboutir à des états d'équilibre social, d'après Max Gluckman dans Order and Rebellion in Tribal Africa. Ces considérations faites, le parallèle avec la littérature apparaît évident : les formes littéraires liées au rituel, au festif, en particulier mais pas exclusivement, dans les littératures carnavalesques, sont polyphoniques : le récit, le théâtre, la poésie y sont représentés. [...]
[...] Aussi semble-t-il que Musset dénonce de manière très particulière dans cette pièce la forme ultime et la plus pernicieuse du masque : le langage. Ah ! les mots, les mots, les éternelles paroles ! S'il y a quelqu'un là- haut, il doit bien rire de nous tous ; cela est très comique, vraiment. Ô bavardage humain ! ô grand tueur de corps morts ! [...]
[...] Ainsi comme tout rite identifie, le carnaval peut être l'expression rituelle la plus achevée de la pensée du temps qui passe et qui revient, et du fantasme de l'inversion. Il identifie en effet comme semblables tous ceux qui y participent et en même temps y fait figure de masque : pour identifier il ne peut à l'évidence partir de rien et a donc toujours recours à la figure de l'autre l'autre sexe, de l'autre âge ou de l'autre statut- et ne fait que mettre en scène le paradoxe de l'incessant renvoi de l'individu à l'autre, à la fois indissociable et inassociable à celui-ci. [...]
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