L'apparition de la figure du cannibale en Europe remonte à l'Antiquité où il est repoussé aux confins de l'espace ou du temps : chez les Grecs, il est Kronos, le dieu des origines, ou le Scythe habitant les confins du monde. On trouve déjà à cette époque la distinction entre un cannibalisme de nutrition, associé à une fureur bestiale, et un cannibalisme d'honneur. La déchéance animale de l'homme, livré à la violence de ses instincts, s'incarne en Dionysos « le mangeur de chair crue ».
La légende des Atrides inaugure le mythe du cannibalisme de vengeance, ce crime d'honneur ici étroitement lié à l'interdit de l'inceste, et plus largement de l'adultère. L'acte anthropophage prend une dimension culturelle : le festin servi par Atrée à Thyeste, en vengeance du viol de son épouse, vise à neutraliser le désordre social impliqué par la transgression initiale. Or cette même distinction se retrouve à la Renaissance alors que les premiers voyageurs rapportent dans leurs récits la « tragédie cannibale » comme le dira Jean de Léry.
On peut alors se demander comment le cannibalisme des Brésiliens tel qu'il apparaît à la Renaissance, en particulier dans les récits de voyage, relève d'une figure de l'altérité qui rejette un tabou alimentaire dans un ailleurs imaginaire, mythique dans un premier temps puis dans un ailleurs géographique et symbolique dans un second temps.
Notre analyse se bornera à la représentation du cannibalisme américain et plus précisément brésilien dans les récits de voyageurs sans exclure les textes qui en sont nourris comme l'œuvre de Rabelais ou le chapitre « Des cannibales » des Essais de Montaigne.
[...] La Parole mangée et autres essais théologico-politiques. Paris : Méridiens-Klincksieck MAROUBY, Christian. Utopie et primitivisme : essai sur l'imaginaire anthropologique à l'âge classique. Paris : Le Seuil RAWSON, Claude J. Cannibalism and Fiction : Reflections on Narrative Form and “Extreme” Situations Genre, X hiver 1977, p. 667-711. SMITH, Preserved. A short History of Christian Theophagy. Chicago et Londres : The Open Court Publishing TANNAHILL, Reay. [...]
[...] La férocité cannibale est donc rejetée dans un domaine imaginaire, mythique. A l'inverse les Méridionaux témoignent d'une cruauté égale mais de nature inverse : elle est justifiée non par leur faim mais par leur désir de vengeance, ils obéissent à l'impulsion de la bile noire qu'ils ont en excès. Cette vengeance raffinée est aux antipodes de la rage des peuples du midi. Bodin distingue donc le chaud du froid, la civilité de la brutalité, l'assouvissement d'une soif de vengeance et l'appétit vorace et sanguinaire. [...]
[...] Paris : Plon LINON-CHIPON, Sophie, GUENNOC, Jean-François (Éd.). Transhumances divines : récit de voyage et religion. [Actes du colloque de l'Université de la Réunion et du conservatoire botanique de Mascarin, les et 23 mai 2001, organisé par le Centre de recherche sur la littérature des voyages et le Centre de recherche littéraires et historiques] Paris : Presses de l'Université Paris-Sorbonne MARGOLIN, Jean-Claude et SAUZET, Robert (Éd.). Pratiques et discours alimentaires à la Renaissance. Paris : G.-P. Maisonneuve et Larose MARIN, Louis. [...]
[...] Un remanieur anonyme a rajouté à ce tableau idéalisé l'absence de prohibition de l'inceste. Ce rapprochement entre inceste et anthropophagie, que l'on retrouve souvent dans les textes de la Renaissance, fait du cannibale un homme sauvage, un anthropophage vorace à la limite de l'humanité. Ilz ont autant de femmes quilz en veulent. Le filz se mesle avec la mere, et le frere avec la sœur, et le premier avec la premiere ( ) Ces peuplades au féroce appétit et à la sexualité débordante réalisent l'envers de la société chrétienne. [...]
[...] A l'inverse le cannibalisme de vengeance est assimilé à la norme sociale qui tolère l'acte d'honneur d'une élite aristocratique. Cependant Montaigne, s'il l'on ne met pas en doute sa sincérité, renverse la distinction entre nature et culture en affirmant la supériorité de la première sur la seconde. Il en tire une idée originale sur le relativisme des cultures et souligne même que par ces échanges oraux, verbaux, le cannibalisme reconstitue les liens sociaux et permet de donner un sens à la vie et un sens à la mort. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture