La Conquête coloniale n'est pas seulement une période historique de la France et de l'Afrique sur le sol Amérindien. Elle incarne la réunion de la totalité du monde dans une inégalité fondamentale qui interpelle toutes les formes de la pensée moderne. Elle est en effet à la fois le lieu de la concrétisation de la planète et, en même temps, de la division irréductible des peuples, division imposée par le partage symbolique du monde décrété par Noé, parlant au nom du Dieu des peuples civilisés.
Dans le Nouveau-monde, les hommes vont ainsi expérimenter une catégorisation sociale inédite : la hiérarchie de classes se doublera en effet d'une hiérarchie de races ; et la couleur de la peau devient un marqueur anthropologique qui autorise la domination juridique et morale de l'occident. Seul, le Blanc, pur et ingénu de naissance, a le droit à la conquête et au pouvoir. Le non-blanc, maculé par une impureté fondamentale, est condamné à être servile. Le Noir, à l'ultime extrémité de la chaîne de réprouvés, vivra cette punition par la confiscation de son corps, déshumanisé et réifié.
Dès lors, la construction identitaire du non-blanc devient problématique : c'est d'abord son corps, et surtout sa peau, qui parle de lui et pour lui. Il est perçu en premier lieu comme l'inférieur de naissance, le vaincu de l'histoire, le dégénéré, le monstre, ainsi qu'en témoignent de nombreuses relations de voyage. L'image sociale imposée par trois siècles de domination fracture l'image de soi qui ne peut résister dans un univers de violence, d'humiliation et de sévices constants. Le corps noir est perçu comme lieu de la déconstruction de l'être puisqu'il entrave tout dialogue ; le rapport humain se construisant inévitablement sur le schème : Moi/Peau/Toi. L'esprit refuse donc ce corps qui l'entrave et le projette dans l'abîme. Déjà objet du maître, il devient rejet de la conscience insulaire. La langue elle-même porte la trace de cette déchirure fondatrice de l'identité schizophrénique du noir, elle s'interdit toute réflexivité, voire toute subjectivité, tenant constamment le corps à distance : Je me regarde / Man ka gadé kô mwen
La couleur noire cristallise toutes les hontes et toutes les haines. Elle renvoie sans cesse à une histoire d'esclavage. La peau devient alors l'enjeu de tous les possibles et la couleur, qui donne l'accès à la liberté et à la reconnaissance, une obsession. La lactification post-esclavagiste est une vaste entreprise sociale qui n'épargne aucune classe. Le corps perdu dans l'histoire de l'esclavage est illusoirement reconquis dans l'aventure du métissage, dernier avatar de l'imposture coloniale, sous la forme du corps rêvé. Désormais le corps noir, mutilé, jugulé, hideusement fardé, devra se présenter sous la livrée esthétique imposée par les valeurs du maître, unique référent.
Le colonisé, décrété citoyen français, est ainsi artificiellement éduqué en descendant de gaulois, cheveux blonds et yeux bleus, alors que son corps le ramène invariablement à un autre système de représentation : c'est l'Afrique, inscrite au lieu de sa chair que son esprit est forcé de nier, dénier et mépriser. La dialectique de la séparation du corps et de l'esprit instaurée par l'esclavage perdure dans la colonisation française post-esclavagiste, par la même école républicaine qui inscrit au fronton des écoles primaires : « Après le pain, l'instruction est le premier besoin ». Après le temps du corps chosifié et vendu à la criée, c'est désormais l'ère du corps masqué d'une esthétique blanche, civilisé par la culture et la connaissance, ultime stade de l'utopie fondatrice : liberté-égalité-fraternité. Par le Savoir, la République élève tous les hommes à la dignité, effaçant toute macule.
C'est le chemin que va suivre le petit Aimé Césaire, nègre de la campagne, boursier de la mère patrie, qui échappe à la malédiction de la canne à sucre et du travail au service du béké grâce à son intelligence et à sa réussite scolaire. Le jeune lycéen regarde cette vie insulaire pour en détailler la médiocrité et l'impuissance et il la condamne sans appel :
[...] p A Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, Op. cit. pp. 8-9 Ibidem, p Ibid. p A Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, Op. cit. pp. [...]
[...] Césaire enfante la colère du mal-aimé. Sa révolution intérieure est celle de tout un peuple, de l'Afrique à l'Amérique. Le jeune homme entre en rébellion, dénonce les injustices sociales, l'aliénation de la société bourgeoise mulâtre, suppôt du colonialisme, (la Revue du Monde noir (1931-1932), Légitime Défense (1932), L'Etudiant noir (1934)) et pose, comme préalable à la désaliénation de l'homme de couleur un retour aux sources de la race et de la civilisation africaines. Enfin devient le chantre des valeurs d'une Négritude orgueilleuse et triomphante : Et moi, et moi, Moi qui chantais le poing dur Enfin, croit-il, est venu le temps de l'expression d'une conscience debout en plein soleil. [...]
[...] 40-41 A Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, Op. cit. p Ibidem. p Ibid. p Ibidem A Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Paris, Op. cit. p Ibidem, p A Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Op. [...]
[...] p Ibid. pp. 56-57. A. Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Op. cit., pp. 64-65. [...]
[...] Un gros oreillard subit dont les coups de griffe sur ce visage s'étaient cicatrisés en îlots scabieux. Ou plutôt, c'était un ouvrier infatigable, la Misère, travaillant à quelque cartouche hideux. On voyait très bien comment le pouce industrieux et malveillant avait modelé le front en bosse, percé le nez de deux tunnels parallèles et inquiétants, allongé la démesure de la lippe, et par un chef-d'œuvre caricatural, raboté, poli, verni, la plus minuscule mignonne petite oreille de la création. C'était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure. [...]
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