C'est à Claude Pichois que revient le mérite d'avoir ouvert la voie à l'étude comparée de la pensée esthétique de Malraux et de celle de Baudelaire. En 1989, il avait en effet publié dans le numéro spécial que la revue Europe avait consacré à André Malraux, un excellent article dans lequel il avait souligné, avec raison, la place importante qu 'occupe l'auteur des Fleurs du mal et des Curiosités esthétiques dans la pensée d'André Malraux. " La fidélité de Malraux à Baudelaire, écrit-il, resta constante, plus ou moins expressément affirmée, jusqu'à la fin de sa vie. " En effet, Malraux, dans ses articles de critique littéraire comme dans ses essais esthétiques se réfère souvent à Baudelaire : « Les mentions explicites, peu nombreuses de 1920 à 1937 - six jusqu'en 1934 -, deviennent de plus en plus nombreuses à partir –comme il est normal, de la publication de La Psychologie de l'art, dans Verve (décembre 1937) » , précise-il encore.
L'admiration de Malraux va aussi bien au grand poète qu'au critique d'art. On le voit en effet souvent citer des vers, sinon des strophes entière des Phares, de la chevelure ou du Balcon. De même qu'il tient l'auteur des Curiosités esthétiques pour « le plus grand critique d'art de la France et sans doute de l'Europe.» Ainsi en 1967, pour commémorer le centenaire de la mort de Baudelaire, Malraux, ministre de la culture du général de Gaulle, décide d'organiser une grande exposition au Petit-Palais qui devait insister sur l'importance du critique d'art.
Je voudrais dans cette étude verser de nouvelles pièces au dossier Malraux / Baudelaire. Ces pièces proviennent principalement de trois sources: la correspondance de Malraux, sa "bibliothèque esthétique " et les dossiers de genèse de La Métamorphose des dieux.
Comme on le sait, Malraux avait souhaité, en 1967, pour la commémoration du centenaire de la mort de Baudelaire, ériger la statue du Faucheur de Picasso, agrandie à des dimensions monumentales, à la pointe de l'Ile Saint-Louis en hommage aux Fleurs du Mal . Beaucoup de critiques ont mis en doute l'existence de ce projet. Or la consultation de la correspondance de l'auteur nous apporte la confirmation que ce projet a bel et bien existé et nous montre que Malraux avait fait part de ce projet à Picasso. En effet dans une lettre, datée du 1er juillet 1967, Malraux écrit en effet à Picasso:
"Monsieur Pablo Picasso
à Mougins
[…]
Mais j'espère vous convaincre que le Faucheur, agrandi, ferait un admirable monument à Baudelaire…
Portez-vous bien, peignez beaucoup et croyez à mes amitiés.
André Malraux
(Référence de la lettre. Cote: MLX 877. Bibliothèque littéraire Jacques- Doucet, Paris)
En 1974, sans s'arrêter sur les raisons qui ont empêché la réalisation de ce projet, Malraux a présenté dans l'essai qu'il a consacré à Picasso qui venait de mourir, une photographie de cette statuette du Faucheur, suivie de ces mots de l'écrivain: " Je voulais en faire le monument aux Fleurs du mal".
Mais outre ce précieux témoignage que la correspondance nous apporte, la bibliothèque de l'auteur et ses manuscrits nous révèlent respectivement à quelles sources il a puisé et sous quelles formes sont apparues les premières évocations de Baudelaire dans l'Introduction générale de La Métamorphose des dieux. Ces données peuvent être extrêmement utiles pour qui aimerait connaître comment Malraux a lu et commenté la pensée esthétique de Baudelaire.
Dans cette étude, j'aborderai trois aspects de cette relation de Malraux à la pensée esthétique de Baudelaire qui me paraissent importants :
-Malraux lecteur des Curiosités esthétiques,
-Variation sur le thème de Baudelaire au Louvre,
- Baudelaire et l'émergence du fait pictural.
Je terminerai cette étude par la présentation de l'un des quatre fragments inédits qui se rapportent à Baudelaire et qui ont été publiés dans la récente édition des Ecrits sur l'art d'André Malraux dans la Bibliothèque de la Pléiade.
[...] ] c'est le Trois Mai de Goya moins ce que ce tableau signifie"[62], écrit Malraux. Baudelaire aurait ainsi perçu dans la peinture de Manet la nouvelle aventure de l'art moderne, mais il ne pouvait pas la partager, parce que son esthétique et son "spiritualisme" appartiennent à l'ère de l'Irréel sur laquelle a régné de Delacroix. Le fait d'avoir entrevu ce qui se joue dans la peinture de Manet comme mise en cause de l'héritage culturel, est interprété par Malraux comme une attitude qui prédispose Baudelaire à saisir la signification de l'art moderne et à apprécier l'invasion du musée imaginaire par les arts sacrés : "Il entendrait vite le langage des masques, des fétiches de Miro"[63]. [...]
[...] / Baudelaire est d'abord stupéfait de la place prise par la sculpture[22]— qu'il tient, comparée à la peinture, pour art de Caraïbes»[23]. Son propre Louvre est encore un musée d'antiques[24]; au British Museum, les marbres du Parthénon font figure d'archaïques; la Victoire de Samothrace n'est pas encore découverte. Sans doute, il a parlé «d'une barbarie inévitable, synthétique, enfantine, qui reste souvent visible dans un art parfait (mexicaine, égyptienne ou ninivite) et qui dérive du besoin de voir les choses grandement»[25]; c'est en marge d'une étude sur Guys, et jamais il ne s'est référé avec quelque détail aux œuvres qui montrent cette barbarie; il célèbre seulement Michel-Ange et Puget. [...]
[...] - Malraux reconnaît, cependant, le rôle de précurseur que celui-ci a joué dans la promotion du fait pictural libéré de la fiction. Dans L'Intemporel, il met en valeur l'intérêt que Baudelaire a manifesté pour l'estampe chinoise. Il évoque comment le poète, fouillant les cartons du magasin la porte chinoise" a découvert "le premier art à deux dimensions que regardent sans dédain, des artistes européens : le premier art allusif et non illusionniste, qu'ils tiennent pour convaincant et non pour maladroit"[44]. [...]
[...] L'image qu'utilise Baudelaire pour évoquer le tableau de Manet, Lola de Valence (1862), le fameux "bijou rose et noir"[68], est interprété par Malraux au sens chromatique du terme. Elle désigne cet accord nouveau que recherchent aussi bien le peintre que le poète : "Lola de Valence n'est pas tout à fait "un bijou rose et noir", mais Olympia commence à l'être, et dans la Pendule de marbre de Cézanne, la pendule sera réellement noire, le grand coquillage réellement rose"[69]. L'auteur associe encore davantage le poète au peintre en commentant le goût de Manet pour l'esquisse qui met en valeur la matière picturale, avec les mots mêmes que Baudelaire a trouvés pour désigner ce procédé : "Ce qu'on appelait le faire dans le langage d'atelier, y prend la place du "rendu"[70]. [...]
[...] Classiques Garnier p.233. L'Irréel, Gallimard p Voir aussi L'Intemporel, Gallimard p. 167-168. Le Musée imaginaire, Albert Skira Editeur p La Création m'a toujours intéressé plus que la perfection écrit- il dans la préface des Chênes qu'on abat, Gallimard, nrf p.7. Les Voix du silence, La Galerie de la Pléiade p Dans le livre de Jacques Charpier et Pierre Seghers, L'Art de la peinture (Editions Seghers, 1973) Malraux semble avoir trouvé, dans les notes de Léonard de Vinci, une confirmation des propos de Baudelaire sur le faire pictural. [...]
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