« Faire l'histoire de mes textes me paraît aussi hasardeux que de faire celle de ma vie (…). [E]clairer la manière avec laquelle mes livres ont été écrits ne me sert à rien pour celui que je suis en train d'écrire, devant il fait toujours aussi noir. Est-ce que cela peut servir à d'autres, ou à une quelconque histoire de l'écriture, je n'en sais rien ». Voilà en quels termes Annie Ernaux exprime, dans un article phare de son œuvre, « Vers un je transpersonnel », sa réticence à « expliquer la manière avec laquelle [s]es livres ont été écrits », c'est-à-dire à analyser après coup leur genèse ou leurs caractéristiques formelles ou génériques. Pour elle, chaque livre écrit appartient au passé, et chaque nouveau livre commence toujours dans le « noir », à l'aveuglette. Comprendre l' « histoire de [s]on écriture » ne l'aide en aucun cas à pouvoir écrire à nouveau. Chaque livre est un recommencement. C'est pour « d'autres » que cette compréhension de son œuvre après coup peut servir. Qui sont ces « autres » ? Il s'agit de l'ensemble de ses lecteurs. Son lectorat est de nature variée. Il y a le public, les journalistes et critiques littéraires. Enfin, ces « autres » sont les lecteurs « universitaires ». Notre recherche sur son œuvre s'en trouve dès lors légitimée. Annie Ernaux a souvent déclaré que voir son œuvre commentée, analysée par d'autres, que ce soient des journalistes, des étudiants ou des chercheurs, la mettait dans une position ambiguë. Face à des articles de journaux, elle a toujours dénoncé les nombreuses critiques qui la renvoyaient à son état de femme, de mère, de professeur, à son être naturel et social en d'autres termes. En revanche, les travaux universitaires lui apportent la satisfaction de voir son texte étudié, ses mots analysés. Car tel est bien le but de son écriture : « mettre en mots » (L'Evénement) le monde, poser des mots sur la réalité. Il s'agira bien pour nous de faire dans une certaine mesure, « l'histoire de [s]es textes ». Et il s'agira également de placer ses textes dans l'Histoire. En effet, ce qui caractérise avant tout l'œuvre d'Annie Ernaux, c'est son ancrage profond dans le temps, la temporalité. C'est ainsi qu'elle se sent naturellement proche d'un écrivain comme Marcel Proust. A Catherine Argand qui, lors d'un entretien pour le magazine Lire en 2000, lui demande « quels sont les écrivains avec qui [elle se] reconna[ît] une fraternité », Annie Ernaux déclare : « Proust, sa façon de concevoir l'écriture comme connaissance, son rapport au temps » . Son œuvre est, plus qu'ancrée dans un temps, ancrée dans son temps. Elle est résolument moderne. L'œuvre d'Annie Ernaux appartient à une époque qui, en France, suit directement l'avènement et le développement du Nouveau Roman. Il est possible que cela ait influencé son écriture presque « objective ». Dans les années soixante-dix, on assiste à l'essor des grandes théories structuralistes en matière de critique littéraire. Notre auteur va s'inscrire en porte-à-faux de ces visions. En outre, l'ensemble de l'œuvre d'Annie Ernaux est portée par une profonde inscription sociale et historique : la libération de la femme (qu'elle soit sexuelle ou professionnelle), le développement et la crise industrielle, la libération des mœurs en général, l'opposition entre le monde ouvrier et le monde « petit-bourgeois ».
[...] Le terme de genre lui-même connote une séparation des modes d'expression. L'utilisation du mot forme est plus intéressante car cette notion de forme est plus large, plus globale, et permet donc de dépasser les enfermements catégoriels. Cette hybridité des formes qui semble caractériser l'écriture d'Annie Ernaux, permet de sortir des genres et de leur cloisonnement. A la lumière de ces considérations, on peut se demander dans quelle mesure les formes diverses que prend l'écriture de soi chez Annie Ernaux sont marquées par cette hybridité. [...]
[...] A la vue de l'évolution de son œuvre, il est apparu que les formes que prend l'écriture d'Annie Ernaux sont très différentes. Elles ont cependant toujours en commun d'être déclinées à la première personne du singulier. Il s'agit bien là de l'écriture de soi. Les différentes formes que cette écriture de soi revêt finissent par en renverser la définition. L'écriture de soi est finalement plus l'écriture des autres que l'expression personnelle d'un je. C'est pourquoi nous avons choisi le terme d' hybridité des formes de l'écriture de soi pour qualifier l'écriture d'Annie Ernaux. [...]
[...] Dans Une Femme, par exemple, le personnage principal est bien la mère d'Annie Ernaux. Les formes de l'écriture de soi ne sont pas elles seules frappées d'hybridité. C'est le moi lui-même qui, chez Annie Ernaux, est hybride. Son écriture en est problématique et complexe. Les œuvres d'Annie Ernaux résonnent. Elles sont pleines, en premier lieu, de la voix de l'écrivain qui fait très souvent incursion dans le texte. Le métatexte abonde et a en charge d'essayer de saisir l'hybridité énonciative de ce je. [...]
[...] L'œuvre d'Annie Ernaux évolue par étapes progressives. Ces étapes correspondent à des événements, des épisodes de sa vie qui font qu'après eux, plus rien ne peut être pareil, elle ne peut plus écrire de la même façon. Le moment de sa vie le plus bouleversant qui l'a le plus bouleversée, on ne peut le savoir, mais qui a certainement le plus bouleversé son écriture et l'a poussée vers la forme qu'on lui connaît aujourd'hui est son avortement clandestin de 1964 dans la douleur et la solitude. [...]
[...] Une Femme a été publié en 1988 et la mère d'Annie Ernaux est décédée en 1986. Ce livre est donc une sorte d'hommage d'une fille à sa mère. Annie Ernaux, dans les derniers mois de la vie de sa mère, conçoit déjà le projet vague d'écrire sur elle, de raconter la personne vivante qu'elle a été et la femme déclinante qu'elle est devenue à la fin de sa vie. Le je de Je ne suis pas sortie de ma nuit est très différent. [...]
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