Incarnation du génie poétique suite à ses succès théâtraux, considéré par ses pairs comme un « démon », un être intermédiaire entre les hommes et les dieux (Histoire de la littérature française de Villon à Ronsard), Jodelle (1532-1573), poète de la Pléiade aux cotés de Ronsard, Du Bellay ou Baïf, participe au renouvellement d'une poésie débarrassée de l'héritage médiéval et tournée vers les principes poétiques la Renaissance italienne. De cette poésie « expérimentale » dont l'ambition première est de renouer avec le pouvoir orphique de la poésie sur l'écoutant, et dont la Beauté représente l‘idéal, émanent les Amours, recueil apocryphe de textes rassemblés et classés par les amis du poète.
Le trente-deuxième sonnet, sonnet à la française en alexandrins aux rimes riches et embrassées appartenant à la section des poèmes amoureux qui ouvrent l'œuvre, exprime la peine d'un amant tourmenté par le départ de sa Dame et que la médiation du poème permet d'exorciser.
Le poème, dont le mode de progression fondé sur la règle de la répétition souligne la gradation de la douleur, qui culmine avec l'adieu final, confronte cependant le lecteur à la question de la sincérité de la parole lyrique. Il s'agit de comprendre comment ce poème appartenant à la poésie amoureuse laisse percer, sous le souffle lyrique et le conformisme de la plainte élégiaque, une mise à distance du discours amoureux conventionnel dont la finalité est la reconquête d'une voix singulière.
Notre commentaire visera tout d'abord à montrer en quoi ce sonnet qui respecte les codes propres à l'élégie semble n'être qu'une déploration conventionnelle. Une seconde lecture du poème soulignera son ambiguïté à travers la dénonciation du masque de Jodelle. Le dernier temps de notre étude insistera sur l'entreprise de séduction du poète virtuose.
[...] On retrouve aux vers 7-8 le thème pétrarquiste de l'amant torturé par la Dame cruelle; l'âme feroit la quarte, /Mais dans moy ce Soleil veut s'en servir bien mieux (on remarque une allitération en qui semble suggérer la cruauté de la femme aussi vipérine qu'un serpent): renvoie à l'âme qui, elle aussi, aimerait, comme les vers, les pleurs, et le cœur du locuteur, suivre la Dame. Mais, si le cœur curieux/De ces beaux rais s'est laissé prendre dans les filets de la Dame, l'âme, elle, ne peut s'enfuir, et l'énonciateur doit surmonter la mort de son amour. Le poème, à la dimension oratoire évidente, reprend le modèle rhétorique du pathos présenté par N. [...]
[...] Une seconde lecture du poème soulignera son ambiguïté à travers la dénonciation du masque de Jodelle. Le dernier temps de notre étude insistera sur l'entreprise de séduction du poète virtuose. Un lamento apparemment conventionnel Le chant plaintif qu'est le sonnet semble répondre à l'horizon d'attente de la déploration traditionnelle, comme en témoigne tout d'abord son pacte lyrique. Le pacte lyrique Le caractère lyrique du poème transparaît à travers l'énonciation; si le je du poète apparaît seulement au vers les nombreux possessifs à valeur hypocoristique mes »vers mon pleur mon Soleil mes yeux mes pleurs mon cœur et le pronom personnel Moy indiquent déjà qu'il s'agit d'un discours amoureux à la première personne ou persona sua. [...]
[...] La définition s'applique parfaitement à ce sonnet qui, aux antipodes d'une esthétique du naturel, s'appuie sur une construction savante et complexe. La maîtrise de Jodelle transparaît à travers le style hypotaxique du poème ; participent de cet effet les subordonnées relatives- la proposition subordonnée relative a valeur d'expansion du nom des vers 11-12 concourt particulièrement à l'impression de densité qui se dégage du poème. L'habilité du poète est en outre perceptible dans la construction d'une syntaxe de l'attente reposant dans le sizain sur la différence du complément d'objet direct du verbe dire adieu annoncé au vers 13 par Le triste mot (lui-même souligné par l'accentuation du vers) et stratégiquement dévoilé à la toute fin du poème dans un effet de clôture réussi. [...]
[...] Le je lyrique du locuteur a moins pour finalité de persuader que d'émouvoir. La recherche de la pure expressivité s'appuie sur l'expression directe des sentiments du sujet (la conjonction de subordination puisque crée un effet de familiarité et de complicité avec le lecteur qui se sent interpellé par la parole directe de l'énonciateur), sur le dialogisme déjà évoqué, mais aussi sur tous les procédés participant de l'expression de l'intensité parmi lesquels les propositions subordonnées consécutives des vers 1-2 et fondées sur la structure tant+adjectif que ou l'intensif si »(V.10). [...]
[...] Ce lamento donne lieu à une réécriture ingénieuse qui oblige à lire le poème comme un poème, sape la spontanéité de la parole amoureuse dès lors fort éloignée d'un discours naïf et met à distance les codes de la poésie amoureuse traditionnelle. Ce sonnet XXII, qui est sans doute, comme la plupart des poèmes des Amours, un poème de commande est un exemple de la déconstruction jodellienne de la fiction lyrique. Le texte doit son lyrisme à son statut énonciatif et pragmatique mais aussi et surtout à sa musicalité ; le lecteur a à faire à une poésie de la voix qui impose sa présence sonore. [...]
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