Dans le roman Régisseur du Rhum , Raphaël Confiant fait revivre la Martinique agricole des années 1930-1940 à travers le monde de l'Habitation.-plantation , espace socio-économique clos et autarcique, vivant en marge de la nouvelle société urbaine qui se développe dans l'En-ville . L'écrivain a le sentiment très juste que ce lieu représente un univers singulier dans lequel l'Antillais se construit une langue et une identité, articulé par une dynamique relationnelle et temporelle qui renvoie à la préfiguration du monde. L'habitation configure donc la réalité insulaire dont la hiérarchie apparaît comme le reflet d'un monde ordonné, chargé de sens et intégré à l'ordre universel.
Dès lors, la canne et ses avatars, le sucre et le rhum, vont nourrir intimement la laborieuse construction ontologique des anciens « bois d'ébène » qui cherchent à réintégrer l'histoire humaine tout comme celle des anciens esclavagistes condamnés par l'histoire, réprouvés par la morale, et qui ne supportent pas d'être exclus d'une humanité triomphante. Ce sont ainsi les deux communautés, anciens esclaves et Libres, békés et non békés, impérieusement réunis par un destin collectif, qui s'interrogent sur cette identité créole, désormais et profondément la leur.
Analogiquement, la fabrication du rhum et du sucre apparaît comme le paradigme du processus de création de cette société créole tout comme le rhum est perçu comme l'esprit du sucre et son efflorescence.
Le sucre et le rhum, sous l'angle imaginaire (aussi bien celui du roman que celui de la conscience collective), deviennent les espèces saintes sous lesquelles communie la communauté antillaise. Le rhum étant l'élixir de la célébration du « mystère de la métamorphose » qui ramène aux hommes l'essentielle liberté, laquelle permet l'éclatement de toutes les frontières ; depuis celle de la cale négrière à celle de la ligne infranchissable des races ; depuis le nom perdu et les identités d'emprunt à la castration symbolique des hommes et leur réclusion dans le lieu de la mère ; depuis les enfermements au sein de matrices exotiques et prospères à la survirilisation décrétée par l'article 13 du code noir Partus sequitur ventrem (l'enfant a le statut – nom et condition – du ventre qui l'a porté) et l'avènement de la matrilinéarité ; néantisant ainsi toute prétention de la femme à explorer dans l'espace colonial et post colonial un statut qui prenne en compte sa féminité.
Nombreux encore sont ceux et celles qui sacrifient, aujourd'hui encore, dans un enthousiasme païen et pathétique, au culte de ce dieu, sous toutes ses formes, criant au monde la misère des âmes et des intelligences perdues.
[...] Devenu Régisseur du rhum et du sucre homme dans un monde d'homme, Pierre Marie est confronté pour la première fois à son "aliénation", interpellé ainsi par Marceau-un-seul-bras : Ti-Pierre, tu ne seras jamais que l'ombre de ton père ! Tu n'as aucune personnalité. Tu parles comme lui, tu ris comme lui. Est-ce ainsi que tu deviendras un vrai homme debout dans son pantalon, hein ? Pierre-Marie devint rouge de honte. Pour la première fois, il prenait conscience de l'emprise qu'Aubin de la Vigerie avait exercée sur lui depuis sa plus tendre enfance. [...]
[...] L'auteur précise : Troisième temps fort du rituel du punch, le mabiage se terminait par une larme de rhum vieux que les deux amis se versaient non plus dans les verres dont ils s'étaient servis pour le cocoyage, mais dans des timbales en fer blanc cabossées - punch, servi au moment du déjeuner, - au moment du café, il convenait de boire un pousse, un petit coup de rhum vieux qui favorisait la digestion. - vers 15 heures, lors du pauser-reins, le régisseur offrait à ses ouvriers, le labraguine, verre de grappe blanche qui était le bienvenu au moment de s'atteler aux machines. [...]
[...] Il avait formé son dernier fils à son image . Il comprend que la maîtrise de tous les savoirs liés à la canne ne suffira pas à asseoir son autorité et à mériter le respect des ouvriers. Il reste encore à accomplir l'acte ultime de libération, inscription de sa parité avec son père : Il ne serait plus l'image d'Aubin de la Vigerie ! Il serait lui-même et personne d'autre.[16] De même, quand il s'agit de choisir librement le chemin de sa vie, il proclame avec lucidité et fermeté : Je serais régisseur du Rhum à l'usine de Génipa . [...]
[...] Summum de cet art de vivre insulaire, de cette convivialité créole qui traversait les barrières de races et de classes sans pour autant les abolir[10]. La rencontre ritualisée entre Firmin Léandor, le commandeur du sucre et Pierre Marie de la Vigerie, le régisseur du rhum, est l'occasion d'une description dont la précision, la lenteur liturgique et les éclats de poésie instillent à l'écriture de Raphaël Confiant tout le fruité de l'existence : Il était temps de rentrer déjeuner. Temps aussi de s'envoyer un grand verre de rhum d'usine. [...]
[...] A ma naissance, la matrone, inquiète de la faiblesse de mes criaillements, m'avait baigné, puis longuement frotté chacun de mes membres avec une chopine entière d'alcool de canne.[5] Cette imprégnation physique du personnage principal correspond à une imprégnation culturelle de la collectivité tout entière fascinée par le mystère de la transformation, de cet art qui consiste à tirer de la canne maudite la "grappe blanche", le nectar du rhum agricole issu du vesou. Le Rhum se charge dès lors de significations religieuse et ésotérique au sein d'une communauté qui entretient un rapport étroit avec la spiritualité sous toutes ses formes. L'usine est assimilée à une cathédrale où s'opère l'étrange alchimie de la transsubstantiation du produit de la canne. [...]
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