La tragédie grecque, destinée à célébrer le pouvoir d'Athènes et l'ordre civique, entretient un lien organique avec la cité et la vie politique. Dans les assemblées de citoyens comme dans les représentations tragiques, les conflits, quelle que soit leur violence, sont médiatisés par l'usage réglé de la parole, et la violence est contenue dans les limites de la bienséance. La tragédie permet, par le spectacle des passions et des fautes humaines, d'éveiller la catharsis et ainsi d'amener à une réflexion organisée sur de grandes questions politiques, philosophiques et civiques.
Cet épisode de l'Agamemnon d'Eschyle nous présente les visions hallucinées de Cassandre, qui décrit au coryphée les fautes passées et les crimes à venir. Dernière intervention de la prophétesse avant l'accomplissement du crime par Clytemnestre, cet épisode, d'une extrême intensité dramatique, mêle angoisses morbides, délire prophétique, soif de vengeance et complaintes sur la condition humaine, devant un coryphée déconcerté et incrédule. C'est dans cet épisode qu'est la plus visible la malédiction qui pèse sur Cassandre : celle qui dit la vérité sans jamais être crue. Eschyle semble ici ouvrir l'intrigue tragique à une interrogation sur la lucidité des hommes sur leur rapport aux dieux, aux autres hommes, à leur liberté et à la faute. Le passage nous amène en effet à nous demander si ce ne serait pas sur la race humaine toute entière, qui ne peut pas entendre les avertissements de Cassandre, que pèserait une malédiction : les Hommes sont-ils responsables de leur aveuglement ?
On constatera d'abord l'inefficacité d'une parole-vérité face à l'aveuglement humain, puis il s'agira de se rendre compte à quel point cet épisode fonctionne comme une scène de révélations, et enfin à quelles pistes de réflexion il ouvre.
[...] Soit elle est le résultat inéluctable de la malédiction qui pèse sur Cassandre, soit le coryphée refuse d'entendre la réalité. Cette seconde hypothèse peut être soutenue par plusieurs éléments. Cassandre l'invite par trois fois à voir 1246) et lui répond qu'il ne voit pas, ce qui peut être interprété comme une allégorie de l'aveuglement des hommes. Il n'écoute pas Cassandre, car il présuppose que l'assassin est un homme (v.1251) alors qu'elle utilise un pluriel (v.1250). Les stychomythies montrent l'impossibilité de communication, qui est rompue dès le Tais-toi (v.1247) : il est clair que le coryphée se refuse à entendre ce qu'elle a à dire. [...]
[...] Elle n'a pas prononcé un mot durant près de trois cents vers, mais, une fois ce silence brisé, rien ne peut plus l'empêcher de dire tout ce qui jusqu'alors a été tu. Cette scène est à plusieurs niveaux centrale, elle est intermédiaire entre l'entrée d'Agamemnon et son exécution, entre les non-dits de la première partie et les révélations de la seconde. C'est elle qui va faire basculer l'univers théâtral de la sphère de la parole à celle de l'action et de la mise en œuvre du projet. [...]
[...] Le coryphée est dans la position de spectateur de Cassandre. Ses réactions de terreur et de pitié sont donc représentatives des émotions du public. Cependant, le public est amené à ouvrir les yeux sur sa condition par l'expérience de la catharsis tandis que le coryphée est voué à rester prisonnier de son aveuglement. Ainsi, cet épisode, offrant au spectateur le spectacle de sa propre condition d'aveuglement, l'amène à une réflexion philosophique et civique sur sa liberté Une réflexion sur la liberté des hommes 1 Le thème de la faute Dans cette scène est omniprésent ce thème, car les fautes de chacun des personnages sont rappelées. [...]
[...] Selon Denniston-Page, n'ayant plus rien à craindre des hommes ni des dieux elle vient de tenter de tirer vengeance d'Apollon, si faiblement que ce soit Mais on pourrait aussi penser au contraire qu'en évitant aux signes de sa fonction d'être souillés au contact de son agonie, elle s'acquitte d'un dernier devoir religieux. D'autre part, le pouvoir de la volonté des hommes est souligné par Cassandre elle-même : mais eux songent au meurtre (v.1250). Ainsi, cette scène illustre bien l'hésitation constante qu'offre la question de la liberté humaine. [...]
[...] D'une part, Cassandre avait déjà annoncé le meurtre 1116) même si on peut admettre que le coryphée n'était pas en mesure d'en pénétrer toutes les significations. D'autre part, au cours du dernier stasimon, le chœur avait été lui-même traversé d'épouvantables pressentiments : Pourquoi s'acharne- t-elle, la terreur m'assiège (v.975). Par ailleurs, le coryphée vient de s'exclamer qu'à ses yeux les oracles de Cassandre sont dignes de foi : Pour nous, du moins, tes oracles n'ont rien d'incroyable (v.1213). Comment est-il possible alors que le coryphée ne saisisse pas ce qui se trame ? [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture