L'oralité des mythes prit fin lorsque la littérature se fit leur support de transmission. Ainsi Sophocle fut le premier à mettre par écrit le mythe d'Antigone, qui apparaît aujourd'hui comme l'étoile la plus brillante parmi les constellations de ses sept pièces, comme le faisait remarquer George Steiner. En reprenant à son compte le sujet de cette tragédie antique, Bauchau souligne le problème de la rigidité que donne l'interprétation personnelle d'un auteur, prise comme modèle depuis le Vième siècle. C'est pourquoi, dans la revue intitulée Autrement, Bauchau explique qu'il a « cherché à retirer Œdipe et Antigone […] de la prison du mythe […] l'Antigone de [son] roman […] est elle-même ». La réécriture d'un mythe ne doit pas rester attachée à une tradition dépassée. Bien au contraire, la réécriture selon Bauchau est une réactualisation d'un modèle qui laisse libre cours à la création, à la modulation. Si les mythes sont encore si permanents dans la pensée du XXième siècle, c'est qu'ils n'ont pas encore livré toute leur essence.
Ainsi, on peut être amené à se demander en quoi la réécriture permet-elle de donner de nouveaux champs de possibilités à un mythe tiré de la tradition antique ? Aussi faut-il voir dans la réécriture d'un mythe une réactualisation artistique. Sans pour autant nier l'héritage du modèle, ce dernier ne doit pas opprimer la dimension créatrice de l'auteur qui imprime une marque personnelle à son œuvre.
[...] En effet, tout au long du roman, Antigone apparaît comme une figure du sacrifice, une dénégation d'elle-même. Ainsi, l'argent que lui donne Etéocle pour les sculptures de Jocaste est utilisé pour acheter nourriture et médicaments pour ses pauvres. En explorant ce que Sophocle a laissé dans l'ombre mais que d'autres avant Bauchau ont néanmoins abordé, il élargit les possibilités du mythe et souligne par là même son talent d'artiste. Artiste qui imprime également à son œuvre sa marque personnelle. En effet, chaque auteur se dit dans son œuvre. [...]
[...] Ainsi, a-t-il privilégié les épisodes tragiques du mythe pour maintenir son spectateur en émoi. En revanche, l'écriture romanesque ne contraint pas l'auteur. Le nombre de pages ne lui est pas compté. C'est pourquoi, Bauchau a pu explorer personnellement ce que Sophocle avait laissé dans l'ombre. Loin de vouloir surpasser le modèle antique qu'il admire, il a donné au mythe une nouvelle dimension qu'offre la création littéraire. Ainsi, alors que l'œuvre de Sophocle s'ouvre sur l'annonce par Ismène de la mort d'Etéocle et Polynice, l'œuvre de Sophocle s'ouvre sur la préparation du départ d'Antigone pour Thèbes. [...]
[...] Ils nous apparaissent donc trop lointains, inatteignables, il est impossible de s'identifier. Aussi, Bauchau procède à une démythification du mythe d'Antigone en donnant à ses personnages une humanité que leur refusait le mythe. Ainsi, le personnage d'Antigone a-t-il un nom, un âge, un langage dans son récit ; elle n'est plus la simple figure de la révolte contre les lois civiles telle qu'elle nous apparaissait dans l'œuvre de Sophocle. Le personnage d'Antigone vit dans la fiction. De même, Bauchau procède à une démythification en refusant d'idéaliser ses protagonistes. [...]
[...] Même si la perfection de l'œuvre de Sophocle n'est plus à prouver aujourd'hui, son Antigone ne doit être perçue que comme une des interprétations possibles qu'offre le mythe. Chaque époque s'appropriant la tradition, la lecture qui en est faite intègre les changements qui la caractérisent afin de moderniser l'héritage pour le rendre accessible. Un modèle littéraire ne doit pas être associé à un carcan mais plutôt à une source de possibles. Ainsi, la tragédie tout comme le récit ont prêté leur voix au mythe, le mythe leur a donné sa force. [...]
[...] Il serait préjudiciable également d'occulter la dimension poétique de l'œuvre de Bauchau. En effet, avant de s'illustrer dans le genre romanesque, Bauchau a débuté sa carrière littéraire par la poésie. Ainsi, le caractère poétique de l'écriture de Bauchau s'explique. Le rythme et la sonorité font sens comme dans un poème. Les mots deviennent vrais par le simple fait d'être énoncés. Ils frappent alors d'autant plus d'esprit du lecteur. Ainsi lors de l'affrontement de Nuit et Jour, l'apposition, la modalité expressive de Je vois les deux monstres, je vois mes deux frères qui s'entre-tuent entre en résonance dans l'esprit du lecteur. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture