Simmel, qui écrit à la fin du XIXème siècle, analyse en sociologue cette mutation de l'ordre social. Moyen absolu, l'argent est devenu une fin absolue :
« (...) l'intensification et la propagation maximale de ce désir (d'argent) coïncident avec celles (les époques) où les satisfactions les plus modestes, liées aux intérêts spécifiques de l'existence, tout comme l'élévation à l'absolu de la religion en tant que but ultime de la vie, ont perdu de leur force » (p.132)
Au XVIIème siècle, l'argent avait surtout pour fonction d'assurer la consommation. Au XIXème siècle, la consommation évolue aussi vite que la production, dont la sophistication multiplie et diffère le besoin. On rêve de toujours plus, et de jouissances de plus en plus compliquées. D'autre part, avec l'argent, on peut changer de statut social instantanément.
B- Une sociologie morale :
1) Les oeuvres étudient le type de relations que les hommes établissent entre eux en fonction des évolutions du rôle de l'argent dans la société.
Au XVIIème siècle, la morale de « l'honnête homme » permet à la noblesse et à la bourgeoise un modèle commun. Le code de l'honneur, de la bravoure, de la fidélité, de la charité, rigides, peuvent laisser la place à des valeurs plus mondaines et « égalitaires » de courtoisie, d'art de la conversation, de l'échange juste, de la générosité mesurée par la raison, autrement dit d'un modèle d'échanges relationnels régis par la raison et non plus par une vertu formelle et dépassée. (Ainsi Valère peut-il accepter de se faire valet chez un bourgeois, par amour pour Elise. Anselme accepte une alliance avec des enfants de la bourgeoisie, en passant même outre la ladrerie du père).
Le personnage ridicule sera celui qui s'affuble d'une identité usurpée : le bourgeois déguisé en noble (le bourgeois gentilhomme), ou « le grand seigneur méchant homme » (Dom Juan), qui défie par orgueil aristocratique les lois de Dieu et des hommes. (...)
[...] Harpagon, Saccard, entièrement déterminés par leur imagination, investissent tous leurs désirs dans l'argent, le moyen absolu, qui occulte les fins poursuivies et devient le but ultime. Argent et volonté de puissance Harpagon exerce un pouvoir despotique sur tout son entourage. Cléante évoque la tyrannie où les tient depuis si longtemps son avarice insupportable. (p.19) Saccard cherche aussi le pouvoir. Le projet en orient prend dans son esprit la dimension d'une croisade ou de l'épopée napoléonienne. Il rêve la force irrésistible qui gagne les batailles. (p.69). [...]
[...] Le tempérament de Saccard fonde sa passion effrénée pour la spéculation, inséparable de ses appétits sexuels. Saccard est régi par ses pulsions. Simmel étudie les pathologies de l'argent à la lumière de la pensée de Freud, qu'il connaissait. L'inconscient est à l'œuvre dans les conduites de l'avare, du cupide, du prodigue, du cynique et du blasé. Même l'ascète cherche dans la pauvreté un plaisir inconscient. L'argent a le pouvoir de déshumaniser l'homme. L'argent, parce qu'il nivelle tout, parce qu'il vaut plus que tous les objets et ramène toutes les réalités de la vie à une valeur quantifiable, devient la mesure de toutes les aspirations humaines. [...]
[...] Chacun exprime à travers l'argent, ses pulsions originelles : pulsion de vie, pulsion de mort, créativité, décuplée par l'argent, dont les ressources sont illimitées, violence. Saccard : incarnation de l'énergie vitale ; imagination créatrice ; violence de la haine contre Gundermann . Harpagon : désir de s'immobiliser dans le temps (désir d'immortalité, mais aussi pulsion de mort) ; désir de pouvoir sur autrui. L'argent est un oxymore Il métaphorise les paradoxes de la nature humaine : maître et esclave, outil et fin, diable et dieu, utile et néfaste. [...]
[...] Sa dévotion à l'argent est démoniaque et elle agit sur les autres comme une contagion. Simmel insiste sur la diabolisation de l'argent et de ceux qui en ont ( . ) les pires contes horrifiques ont circulé à propos de l'origine de la fortune des Grimaldi, des Médicis, des Rothschild et ceci non seulement à propos d'une quelconque duplicité morale, mais aussi par superstition, comme si une puissance démoniaque avait été à l'œuvre. (p.153) Saccard considère les Juifs comme une troupe de démons (p.28). [...]
[...] (p.253) Le thème de réchauffement et de l'embrasement est récurrent dans le roman forge haletante de la spéculation 253). Cette fièvre est d'ailleurs collective et contagieuse. La joie avait gagné de maison en maison, les rues étaient une ivresse, un nuage de vapeurs fauves . (p.319). Harpagon est lui aussi un personnage fébrile, colérique, agité. Il fait peur à tous. L'imagination était considérée au XVIIème siècle comme maîtresse d'erreur (Pascal). Faculté charnière entre le corps et l'esprit, elle brouillait la raison, mue par des pulsions physiologiques qui aveuglaient la perception et la volonté. [...]
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