Quelques semaines avant sa mort, Jean Cocteau accordait à la télévision la parole que Roger Stéphane avait eu la magnifique idée de recueillir, avec ce sens inné du temps qui n'appartient qu'à ceux qui ont su le laisser à profusion couler entre leurs mains. C'est là le véritable testament de celui qui, à l'image d'Orphée, ne se retourne sur ses jours que pour mieux les recréer avec des mots, des accents, une voix digne d'éloges. Le 11 octobre 1963, le poète amoureux rendait ce dernier souffle qui rend sa liberté au temps, et promet à l'oeuvre de l'homme son achèvement dans le coeur des autres.
On aborde Cocteau bien après qu'il a disparu sans la moindre trace de nostalgie. Le goût amer de sa mort n'est ni dans les bouches, ni dans les esprits. Il appartient à cette étrange tribu que la mort projette dans l'avenir. Des décennies après l'entracte, le poète reste à l'affiche. L'éblouissement à l'entendre reste identique. La séduction de la voix a traversé le temps de l'oubli.
Magicien, illusionniste, acrobate, funambule, mensonge qui dit toujours la vérité : les masques qui collent à la peau de Cocteau ne trompent guère que les frivoles, les inattentifs et les paresseux. On lui a déjà fait son procès verbal pour cause de superficialité, éparpillement, manque de sérieux, quand ce n'est pas bluff. Le poète serait en quelque sorte coupable de crime de légèreté. D'autant plus que ce nomade, ce bohème des moyens d'expression n'avait pas négligé de se voir attribuer des honneurs qui contredisent, en principe, l'image d'un poète en liberté.
Prévoyant sans doute le truc, Cocteau, sémillant et malin, renvoie les bourreaux à leur cuisine. « Les honneurs s'adressent au personnage de surface... Les honneurs sont une sorte de punition transcendante. » A cette télévision qui inaugure le règne de la télé-littérature, où le visage et la voix de l'écrivain deviendront des arguments aussi convaincants que le style, cet espiègle rétorque : « Un poète ne devrait pas se laisser voir ». On est à cet instant charmant où la littérature et ses serviteurs sont aux yeux de la télévision encore des princes que l'on invite.
[...] Tout un monde qui revit sous la griffe fulgurante et spontanée de Jean. Mai 1913 : la création du fameux ballet de Stravinsky, le désormais célèbre Sacre du printemps, fait l'objet d'un beau scandale. Cocteau est séduit. Quand Diaghilev lui lance, au plein coeur de la nuit, alors qu'ils arpentent la place de la Concorde, son décisif : «Etonne-moi Cocteau décide de changer de cap. L'oeuvre qui naîtra de cette métamorphose, Le Potomak, est une sorte de brouillon de toute l'oeuvre à venir, un livre par le vide, qui n'en finit pas de s'annoncer ; bref, avec cet ouvrage, Cocteau pourrait bien faire figure de «premier des surréalistes». [...]
[...] La guerre sera une période riche en péripéties pour Jean Cocteau. Certes, il y a le front où chaque jour meurent de vaillants soldats. Mais il est d'autres combats que le feu des mitrailles, et ce que Cocteau appellera le «front Montparnasse» va contribuer à modeler une nouvelle fois, de façon décisive, son talent. Le front Montparnasse, ce sont les fauves, les cubistes, et de manière plus générale les postimpressionnistes, ceux que l'on a baptisés collectivement l'Ecole de Paris. Apollinaire avait déjà, en 1913, célébré Picasso et Braque dans son livre Les Peintres cubistes. [...]
[...] Misia Sert, leur amie commune, avait introduit Cocteau auprès de Diaghilev. Voilà Jean devenu «Jeanchik», diminutif sympathique que lui attribuait le talentueux chorégraphe. Il devient rapidement un intime de la troupe, et ne manque pas d'assister, souvent depuis les coulisses, aux représentations les plus prestigieuses de l'époque : de Schéhérazade à Les Sylphides, en passant par Le Prince Igor et Le Festin, et bien d'autres encore. Jean Cocteau n'hésita pas à exprimer à Diaghilev son engouement pour le jeune Nijinski, qui était pourtant la propriété exclusive, si l'on peut dire, du maître. [...]
[...] «L'apparition de Raymond Radiguet date de 1918, raconte Cocteau. Nous le vîmes pour la première fois dans une galerie de tableaux. Il était myope et toute sa personne fragile, sérieuse, absente, semblait nager maladroitement à la traîne de ce regard qu'il approchait des choses. Il feignait de ne pas les voir et les enregistrait une fois pour toutes. «Lorsqu'il vint chez moi, la femme de chambre de ma mère me dit : y a un enfant avec une canne.» Il portait, en effet, une petite canne qu'il ne posait pas par terre et qui étonnait entre ses doigts. [...]
[...] Cocteau, qui commence à avoir un trac fou, bondit de joie quand la salle applaudit à tout rompre. Enfin, il est sauvé, le voilà connu ! Trois volumes de ses poèmes seront bientôt publiés, qu'il reniera tout aussi vite pour ne plus jamais les réimprimer. C'est l'une des premières évolutions artistiques de Jean Cocteau, et non des moindres. Il va abandonner son engouement désuet pour les petites pièces poétiques fraîches et fades, en route pour la nouveauté d'un monde de lumière. [...]
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