Il existe une longue tradition artistique du couple : Don Quichotte et Sancho Pança, Bouvard et Pécuchet, les clowns Fratellini, Laurel et Hardy... : tous ces exemples renvoient à une tradition burlesque et parodique. Cette formation est fréquente au théâtre : les couples classiques (héros et confidents, maîtres et valets), le couple bourgeois (conjugal), les couples modernes plus difficiles à cerner (Ionesco, La leçon, Genet, Les bonnes). Sans oublier les couples d'amoureux, bien sûr. Le couple renvoie à l'humanité en général (figurée à partir du chiffre deux) ou, plus modestement, à telle ou telle situation sociale (relation amoureuse, familiale, professionnelle, psychologique, etc.).
Dans le théâtre de Beckett, on retrouve la structure fondamentale du couple. Le couple apparaît tantôt comme la réunion de « Moi » de l' « Autre », tantôt comme la confrontation du personnage et de son double (le personnage paraît dédoublé) :
-Oh les beaux jours, Winnie et Willie
-La dernière bande, Krapp le vieux et Krapp le jeune
-Krap (Eleutheria) et Krapp (La Dernière bande)
Le couple est historiquement (essentiellement ?) lié au théâtre ; sans le couple, pas de dialogue et partant pas de théâtre (pour peu, bien sûr, que l'on définisse le théâtre par le dialogue). Quittant le roman profondément associé au monologue intérieur, Beckett choisit le théâtre parce qu'il le conçoit comme un espace d'interlocution et donc comme le lieu par excellence du couple. Mais, le roman n'exclut pas le couple : Molloy et Moran ou Mercier et Camier, par exemple, conçus l'un par rapport à l'autre.
Dans En attendant Godot, les personnages vont par deux : V et E, le messager et son double (le même enfant ? deux frères ?), L.et P. Comment caractériser L et P dans ce vaste ensemble de couples ?
[...] 2) Un couple psychique : une lecture psychanalytique du couple
Restent donc deux approches possibles de notre couple, capable d'en préserver la spécificité, sans revenir pour autant à la lecture politique de la première partie. Si le théâtre de Beckett, hanté par le theatrum mundi et les métaphores shakespeariennes, met en place des allégories aux significations incertaines, il convient d'abord de faire une place aux lectures psychanalytiques qui ont été données de L et P. On les présentera comme des hypothèses, difficilement vérifiables quand on n'a pas la culture nécessaire.
Comme on le sait, la psychanalyse s'est beaucoup intéressée à la figure du double. Comme projection d'un espace psychique, la figure du double représentée par L et P préside à la théorie freudienne de « l'inquiétante étrangeté » (unheimlich : familier-étrange ; le texte de référence est Das Unheimliche, publié par Freud en 1919) : la corde comme cordon ombilical reliant à la mère figure la relation narcissique primaire et met en place un scénario qui tourne autour de toutes les formes de double (...)
[...] Beckett, en mettant en scène la projection de V et E dans le couple L et entretient-il un dialogue avec la distanciation brechtienne ? Ni refus, ni affrontement ; mais une parodie de la projection (avec tout ce qu'elle a de mouvant), assez proche des critiques de Brecht, mais en même temps aux antipodes de la philosophie et de l'esthétique de Brecht. Pour Beckett, la projection, parfois traitée de manière hyperbolique, ne revêt ni une signification politique, ni une fonction cathartique. [...]
[...] Beckett compare les personnages à des élastiques que l'on tend et que l'on relâche pour bien montre combien leur situation est instable. Les personnages font leur première apparition dans le rôle du maître et de l'esclave et c'est bien ainsi qu'ils se présentent comme objets perçus par E (et les spectateurs). Ils se distinguent par un très fort contraste physique : P est complètement chauve, L dispose d'une longue chevelure blanche. Le reste de leur physique est laissé à l'initiative du metteur en scène (ou du lecteur : on peut imaginer P gros ou maigre, L gros ou maigre Pozzo se présente comme un maître dont il revêt tous les attributs (possession, symboles, force) : - il s'affirme propriétaire des lieux sur mes terres ; allusion au château il exhibe sa richesse : manteau30, nourriture 31 (par contraste avec V et pipe 33 (perçue comme symbole de pouvoir). [...]
[...] On peut encore, pour finir, proposer une lecture rhétorique des deux couples, qui se caractériseraient par une structure en chiasme : - V + E = apparemment identiques, en fait différents l'un de l'autre - P + L = apparemment différents, mais en réalité permutables. Le seul point commun entre ces deux couples, ce serait la complémentarité. Chacun d'eux forme un tout. MAIS : même s'ils appartiennent tous deux à l'humanité, ces couples divergent sur un point essentiel. Ils ne sont pas complémentaires l'un par rapport à l'autre. [...]
[...] A l'acte on ignorait ce que contenait la valise ; désormais, avec l'aggravation de la situation, le temps s'est figé pour le couple maître-esclave. V/E attendront encore Godot, eux Des identités incertaines et mouvantes Si on envisage le couple dans sa clôture, P et L paraissent bien définis ; mais dès qu'on les place sous le regard de l'autre couple, la confusion des personnes s'installe et les belles certitudes (du commentateur) s'éloignent. Il n'y a pas que V et E qui ont une identité incertaine (cf. [...]
[...] P et L existent par rapport à V et c'est-à-dire sous les yeux de V et E. Or, pour Beckett, Esse est percipi (Être, c'est être perçu). La citation appartient à Berkeley (philosophe irlandais du XVIIIe siècle), point de vue adopté par Beckett et cité dans Film (par ailleurs, Berkeley remplace Voltaire dans la tirade de L). Autrement dit, l'être se constitue par la perception. Par ailleurs, le couple doit être replacé dans le système des personnages, et notamment dans le rapport à V & E. [...]
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