[...]
À la manière typique d'un conte, ce chapitre reprend le thème du voyage avec la mention du "coche" (l.1) et relate la rencontre par le héros de personnages sur son "chemin" (l.1), qui lui délivrent un enseignement. Ce texte raconte ainsi le passage rapide de la naïveté à la prise de conscience et à l'action. Voltaire montre en effet un personnage qui tout d'abord ne connaît pas la situation, comme en témoignent les nombreuses questions posées, la reprise anaphorique du "Et pourquoi... ?" (l.10, l.10-11) et les occurrences du champ lexical de l'ignorance, de l'étonnement et du questionnement : "L'Ingénu, qui ne savait pas le latin" (l.8), "il s'étonna" (l.2), "demanda" (l.30). Cette page raconte ainsi le passage de la surprise et de l'interrogation à l'explication, puis à la conséquence de cette prise de conscience : la résolution de l'Ingénu, marquée par l'interjection "Oh bien !" (l.34), le conduit à parler à Versailles "à ce mons de Louvois" (l.33), dans une situation typique d'un conte où un personnage vient en aide à des personnes en détresse. Mais dans le cadre du conte philosophique, Voltaire glisse dans la parodie des contes traditionnels en prêtant à son personnage une naïveté caricaturale et en accentuant la rapidité de l'apprentissage de son héros, comme l'atteste la succession de phrases brèves lors de la formulation du projet de l'Ingénu : "Je vais à Versailles (...) ; je parlerai à ce mons de Louvois (...). Je verrai le roi, je lui ferai connaître la vérité (...) Je reviendrai bientôt pour épouser Mlle de StYves..." (l.34-37 ) La juxtaposition des propositions et l'emploi de l'adverbe "bientôt" pour une mission si délicate traduisent la naïveté et le zèle comiques du personnage, de même que la question saugrenue que lui prête Voltaire face aux protestants : "Et pourquoi ne le reconnaîtriez-vous pas ? Vous n'avez donc pas de marraine que vous vouliez épouser ?" (l.10-11). Enfin la réaction attribuée par l'auteur aux protestants achève le portrait d'un Ingénu à l'attitude peu commune voire ridicule : "Ces bonnes gens le prirent alors pour un grand seigneur qui voyageait incognito par le coche. Quelques-uns le prirent pour le fou du roi." (l.38) (...)
[...] Il s'agit de faire s'étonner le lecteur comme s'étonne l'Ingénu. Le philosophe des Lumières attribue aussi à son héros du bon sens, une grande pertinence dans ses questions et des remarques qui s'enchaînent bien, comme le montre l'emploi de plusieurs connecteurs logiques : et pourquoi (deux fois l.10 et donc (l.11), car (l.11), mais (l.12), Si mais (l.13-15), d'où vient donc (18). Enfin, Voltaire introduit dans ce dialogue argumentatif des appels à l'évidence Il paraît donc évident l.285) et des arguments rationnels typiques des discours rhétoriques, comme celui de l'utile (avec l'évocation notamment de cinq à six cent mille sujets très utiles l.22-23). [...]
[...] Il paraît donc évident qu'on a trompé ce grand roi sur ses intérêts comme sur l'étendue de son pouvoir, et qu'on a donné atteinte à la magnanimité11 de son cœur. L'Ingénu, attendri de plus en plus, demanda quels étaient les Français qui trompaient ainsi un monarque si cher aux Hurons. Ce sont les jésuites, lui répondit-on ; c'est surtout le père de la Chaise12, confesseur de Sa Majesté. Il faut espérer que Dieu les en punira un jour, et qu'ils seront chassés comme ils nous chassent.13 Y a-t-il un malheur égal aux nôtres ? Mons14 de Louvois nous envoie de tous côtés des jésuites et des dragons. [...]
[...] Il ne manqua pas d'en parler à souper dans son hôtellerie. Plusieurs protestants étaient à table : les uns se plaignaient amèrement, d'autres frémissaient de colère, d'autres disaient en pleurant : Nos dulcia linquimus arva, Nos patriam fugimus.3 L'Ingénu, qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles, qui signifient : Nous abandonnons nos douces campagnes, nous fuyons notre patrie. Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, messieurs ? C'est qu'on veut que nous reconnaissions le pape. - Et pourquoi ne le reconnaîtriez-vous pas ? [...]
[...] Ainsi, selon Voltaire, la question religieuse nuit aux intérêts politiques et économiques de la France : on a trompé ce grand roi sur ses intérêts comme sur l'étendue de son pouvoir (l.28-29). Une satire des Grands, qui ne s'impliquent pas personnellement : Mons de Louvois ( ) fait la guerre, de son cabinet (l.35). Enfin les propos naïfs et confiants du Huron expriment ici le rêve d'un souverain juste, attentif à tous les sujets : Je verrai le roi, je lui ferai connaître la vérité Cette naïveté du héros laisse percevoir un système politique idéal, avec un monarque avisé, juste, humain et proche de son peuple, sans l'éloignement causé par la présence des ministres et nombreux intermédiaires, qui détruisent l'image de générosité et de bonté du monarque on a donné atteinte à la magnanimité de son cœur l.29) : tel était en effet l'idéal de despote éclairé partagé par plusieurs philosophes des Lumières comme Voltaire ou Diderot. [...]
[...] Voltaire intègre ainsi à son chapitre un exposé sur la réalité huguenote à la suite de la révocation de l'édit de Nantes (l.16) en 1685 par Louis XIV, qui interdit la religion protestante en France. Ce texte, qui a ici une fonction quasi documentaire et historique, vise chez le lecteur la même prise de conscience de la situation politico-religieuse en France que celle du héros, auquel le lecteur est appelé à s'identifier. Cette révélation est permise par la mention de la ville bien réelle de Saumur effectivement acquise à la cause protestante, par l'évocation de l'exil à l'étranger des huguenots nous fuyons notre patrie l.9), ainsi que par l'emploi de nombres conformes à la réalité historique : Saumur contenait plus de quinze mille âmes et présent il n'y en avait pas six mille le sort de cinquante mille familles fugitives et de cinquante mille autres convertis par les dragons (l.17). [...]
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