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Tanguy Viel développe dans Paris-Brest l'art de la "poupée russe" (p 59). L'épisode du cambriolage chez la grand-mère, contrairement à celui du "vol du supermarché", n'est pas clairement nommé comme ce dernier par une périphrase destinée à en faire un événement, une péripétie romanesque pouvant être clairement délimitée dans l'économie du roman. Il est pourtant un moment déterminant dans la vie de Louis, un moment de basculement. La notion de "mythologie individuelle" se révèle à nouveau très utile pour analyser Paris-Brest : l'événement du cambriolage est un moment fondateur, un récit étiologique presque, qui explique à la fois le départ du narrateur pour Paris et le retour de sa mère à Brest. Seulement, Louis regrette l'issue de cette effraction et Tanguy Viel, habile marionnettiste, mobilise tout l'art du roman pour permettre à son personnage de romancer son "histoire de famille" et d'ainsi réécrire sa vie au travers d'une oeuvre littéraire assumée comme telle mais au sein-même, aussi, de sa simple retranscription, des pages 108 à 109. L'extrait court qui occupe l'analyse, cependant, porte seulement sur le récit postérieur de l'événement que fait Louis, au lecteur auquel il s'adresse parfois, vertigineux télescopage qui fait de ce passage un témoignage, avant sa mise en forme dans le roman second. Formidable jeu de dupes que cette superposition incessante d'univers réels ou fantasmés, tous inventés par Tanguy Viel, qui utilise à dessein des périphrases ambigües qui porteront notre étude. L'idée de "roman familial" puise autant dans la vie personnelle et psychologique du protagoniste que dans l'idée de pouvoir faire un roman de sa vie en "forçant le trait" (p 69). Celle d' "histoire de famille" désigne autant le passé du héros et l'idée de secrets honteusement dissimulés, que la possibilité d'une fable, dans laquelle Louis ne subirait plus les événements mais les modèlerait à sa guise, comme le suppose la victoire du fils Kermeur dans son oeuvre. La notion de "mythologie individuelle" quant à elle, suggère que le récit du cambriolage de la grand-mère, en tant que mythe fondateur de la figure de l'écrivain, se détache presque de Louis pour avoir une existence propre, pouvant ensuite être racontée par de multiples aèdes. L'étonnante absence de mise en forme proprement littéraire, la forte oralité de l'extrait étudié qui se compose comme un procès-verbal, font alors d'autant plus sens. L'événement est cependant discrètement mis en scène puisqu'il s'agit là pour Tanguy Viel de signifier tout le caractère solennel de ce vol, qui, s'il peut être rapporté sur le vif, n'en reste pas moins un événement-clef autour duquel Louis a inévitablement construit un souvenir fantasmagorique, ce que l'extrait trahit en ayant recours à des images (...)
[...] La question de l'extrait comme première version, travail sur le vif du roman familial, marque ce point. Enfin, l'extrait n'est plus tant celui de l'exposition, de la dissection minutieuse du secret maintenant libéré ou prétexte à anticiper sur la fiction de Mon roman familial, il est surtout le lieu d'un mythe fondateur, qui bouleverse violemment le narrateur, devenu figure de créateur lui-même et donc en mesure à présent de plonger dans son propre passé, puis dans propre fiction pour tisser lui-même un réseau complexe d'échos et de superpositions d'événements. [...]
[...] Pour le fils Kermeur, paradoxalement, le moment du cambriolage est un jour normal alors qu'il se fait point de rupture pour certains personnages, comme pour la grand-mère, qui se mure ensuite dans le silence. Il est d'ailleurs très intéressant de remarquer que le cambriolage a lieu à minuit et demi et que c'est donc bien le jour-même, quelques heures plus tard seulement, que la police se rend sur les lieux de l'événement. Ironie du sort, ce jour marque aussi l'anniversaire de la vieille dame Cette célébration manquée de la naissance de la vieille dame marque inversement sa chute et l'avènement d'une autre figure, celle de sa propre fille, désireuse depuis longtemps de toucher elle-aussi au magot. [...]
[...] La question du temps tient une place importante dans le déroulé des événements : quelques adverbes suggèrent la relative rapidité de l'effraction pour révéler en creux l'absence de résistance du personnage, même après la période de latence qui suit le vol. Un peu l 4 ; sans vouloir me regarder plus l 9 ; seulement l 10 ainsi que des conjonctions de coordination volontairement simples mais d'abord l 1 ; et l ; alors l 24) suggèrent que la machine est en marche et que rien, et surtout pas le narrateur, ne peut l'arrêter. [...]
[...] Il semble alors presque que Louis, personnage secondaire lors du cambriolage et enfermé dans un mutisme immobile après les faits, toujours désireux de dire, mais jamais assez courageux, chute encore un peu plus. Le héros n'est donc pas celui qu'on croit mais bien cette mère qui a toujours vécu dans la honte des maladresses de son fils, qu'elles soient glissade dans le bassin, vol dans le magasin ou mauvais résultats sportifs. Avec l'avènement de cette nouvelle héroïne victorieuse, la faute se voit comme déplacée : c'est ta mère qui est à l'origine de tout ça lui lance Kermeur, à la page 131. [...]
[...] Ainsi, la complexité du modèle proposé par Tanguy Viel enrichit durablement l'extrait : l'épisode central du cambriolage est ici raconté en en soulignant l'effet de réel mais il est parasité par le témoignage sensible qu'en fait Louis, figure d'écrivain qui ne peut manquer d'interroger celle du grand démiurge à l'origine de ce texte, qui joue lui- aussi sur la porosité entre les univers. C'est donc la notion de mythologie individuelle mobilisée ici de manière inédite par l'auteur, qui structure l'analyse de l'extrait puisqu'elle permet d'en faire un récit fondateur, concept qui irrigue notre analyse. [...]
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