Ce poème composé de six quatrains en octosyllabes est tout simplement une déclaration d'amour dans laquelle le poète dit à la personne qu'il aime toute l'importance qu'elle représente à ses yeux. L'ensemble est à première vue assez conventionnel, mais une lecture attentive montre que ce texte va bien au-delà d'un simple jeu avec les conventions (...)
[...] Le " j'ai presque peur " par lequel commence le poème concerne la totalité des deux premières strophes et le " Et je tremble " du vers 9 qualifie son émotion. D'autres craintes sont exprimées dans les vers suivants, au vers 18 où est évoqué le risque d'un " avenir . sombre " et plus loin de " peines sans nombre La crainte revient encore à l'avant dernier vers où s'exprime l'idée que cet amour est impossible " En dépit des mornes retours Ces " mornes retours ce ne sont pas les retours de Verlaine dans un train de banlieue après une rencontre décevante, mais les retours de la peur, de cette inquiétude qui, lancinante, revient saper son " immense espoir". [...]
[...] Verlaine est un sensuel mais il est et le reconnaît assez laid. Certains éléments correspondent à une tendance à diviniser la femme : les expressions " radieuse pensée " ravie " au sens fort de ce terme, font allusion à quelque chose qui dépasse les contingences terrestres, " De son illusion céleste L'expression " bonheur suprême " est de la même veine assez conventionnelle. Même le basculement brutal au dernier vers du " vous " au " tu " a déjà été maintes fois utilisé, comme il le sera d'ailleurs par la suite, chez Mallarmé par exemple. [...]
[...] L'autre paradoxe de cette déclaration d'amour est le centrage sur le " Je " de l'amoureux et le fait que nous ne savons pratiquement rien de la personne aimée. Est-elle brune, blonde ou rousse ? Nous l'ignorons. Sa voix a-t-elle une inflexion particulière, et son regard, qu'évoque-t-il ? Le texte n'apporte aucune réponse. L'histoire littéraire nous informe qu'il s'agit d'une personne et non d'un fantasme comme dans " Mon rêve familier mais le poème ne nous apprend rien. Le paradoxe apparaît encore plus nettement quand on examine de près la dernière strophe : " Plongé dans ce bonheur suprême " / / " De me dire " . [...]
[...] L'amoureux, thème cher à Pétrarque, est un prisonnier enlacé à la belle qu'il aime. Verlaine reprend, pour affirmer sa dépendance à sa bien-aimée l'adjectif "enlacée attachée avec un lac, c'est-à-dire avec un lien. Ce thème du lien est ensuite explicité dans les strophes 3 et 4. A la façon de Pétrarque ou de ses disciples, l'amoureux se présente comme l'esclave de sa passion pour une belle, comme un esclave suspendu à ses lèvres , à un mot, un sourire, une parole, un regard, un clin d'œil, un geste. [...]
[...] Même si l'on refuse cette extrapolation, le caractère tragique du poème provient du divorce entre ce " Je ne veux vous voir . Qu'à travers un immense espoir, et le sentiment profond que semble avoir Verlaine qu'il passera à côté de ce bonheur de l'union des âmes. La phrase qui clôt le poème, et même le poème tout entier, apparaît comme une conjuration contre le malheur faite par un magicien qui ne croit plus vraiment à son pouvoir. Cette pièce loin d'être donc une simple déclaration d'amour mièvre et conventionnelle, se présente comme une tentative désespérée pour maintenir un peu de lumière sur un astre d'où émanent quelques lueurs mais dont le poète sait, en dépit de ses efforts de dénégation, qu'il s'agit d'un astre mort ou à court terme promis à la mort. [...]
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