Inquiéter lecteur écrivain André Gide Journal des Faux-Monnayeurs
La question des objectifs et rôles de l'écrivain est un vaste sujet qui de tous temps a fait couler beaucoup d'encre - souvent celle des écrivains eux-mêmes -, a nourri de nombreuses controverses et sensiblement évolué tout au long de l'histoire de la littérature. Au lendemain de l'époque naturaliste, durant laquelle les descriptions méticuleuses emprisonnaient l'imagination du lecteur, André Gide énonce, dans son Journal des Faux-Monnayeurs, sa propre opinion : "Tant pis pour le lecteur paresseux : j'en veux d'autres. Inquiéter, tel est mon rôle. Le public préfère toujours qu'on le rassure. Il en est dont c'est le métier. Il n'en est que trop."
Dans quelle mesure cette citation de Gide nous éclaire-t-elle sur sa conception du rôle de l'écrivain, et a fortiori sur les enjeux mêmes de l'écriture ?
[...] "Il me paraît inutile d'expliquer tout au long ce que le lecteur a compris ; c'est lui faire injure. L'imagination jaillit d'autant plus haut que l'extrémité du conduit se fait plus étroite". "Les événements extérieurs, les accidents, le traumatisme, appartiennent au cinéma ; il sied que le roman les lui laisse, même la description des personnages ne me paraît point appartenir proprement au genre . Le romancier, d'ordinaire, ne fait point suffisamment de crédit à l'imagination de son lecteur." Abonder de précision dans les portraits, les descriptions, les personnes, les paysages ne résulte qu'à servir ce "lecteur paresseux" que Gide écarte des destinataires de son roman veux d'autres"). [...]
[...] Cette participation active façonne un nouveau lecteur tout de concentration et de regard critique face aux divergences - voire aux contradictions - des points de vue qui lui sont présentés. Diderot, dans Jacques le Fataliste et son maître, tentait également de faire du lecteur un acteur, par des injonctions directes et des propositions de choix déterminant la suite de la narration, mais démontrait aussi l'arbitraire de l'écriture, commandée par la seule fantaisie de l'auteur. "Inquiéter", au sens gidien et en application dans ses Faux-Monnayeurs, c'est donc bien, par l'intermédiaire de différents procédés - dont principalement la pluralité des points de vue "éveiller" son lecteur, lui faire prendre part au roman dans un effort d'imagination et de reconstitution de la vérité, sans pour cela lui permettre de céder à la paresse de se laisser entraîner par un réalisme trop minutieux. [...]
[...] C'est alors un kaléidoscope de points de vue - y compris celui du narrateur - que nous offre l'auteur, et par le respect de cette subjectivité, il nous demande d'élaborer notre propre point de vue. Il n'y a pas de vérité toute faite dans ce roman - Gide affirme d'ailleurs méconnaître le destin de ses personnages lorsqu'il l'écrit, ce qu'il revendique à travers la voix du narrateur : "l'auteur imprévoyant s'arrête un instant, reprend son souffle et se demande avec inquiétude où va le mener son récit" et la diversité des points de vue - incluant même celui de Passavant - permettent de multiplier les perspectives sur les événements et autorisent par là un espace de liberté. [...]
[...] Puis, mon livre achevé, je tire la barre, et laisse au lecteur le soin de l'opération ; addition, soustraction, peu importe ; j'estime que ce n'est pas à moi de la faire." L'inventaire peut être interprété comme celui des points de vue, des caractères, des types de personnages et de réactions, des problèmes évoqués par le roman, etc. Faire les comptes relève du jugement, qui consiste à se forger son propre point de vue. Et comme il s'agit d'un point de vue personnel, il s'agira aussi d'un jugement personnel. [...]
[...] "La littérature remplit sa fonction lorsqu'elle propose une image du monde, saisie à travers la passion d'un homme qui tente de frayer sa route, et quand elle laisse les voies ouvertes au lecteur qui lui-même est convié à choisir en créant le sens de son existence et du monde" (Sulivan). Mais plus que de dérouter ce lecteur en le privant d'éléments "rassurants", d'une opinion unique et partiale à laquelle il peut se fier, le romancier selon l'idée de Gide a aussi pour rôle d'"inquiéter". Inquiéter, de son étymologie latine signifie "tirer du repos", du "somnambulisme" de l'indifférence contemporaine dont parle le théologien Olivier Clément. Inquiéter permet donc d'éveiller le lecteur. [...]
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