Le Bonheur Conjugal est un ouvrage complexe, présentant dans sa première partie le manuscrit romancé et fantasmé d'un peintre paralysé revenant sur des épisodes-clefs de son parcours pour expliquer pourquoi lui et sa femme ne s'aiment plus ; dans sa seconde partie, le "droit de réponse" furieux de celle qui a lu et annoté le manuscrit, bien décidée à scruter point par point et de manière thématique et non plus chronologique, les mensonges de son époux, pour donner sa propre version des faits. Pour saisir efficacement l'intrigue et la forme du roman, il est possible d'adopter trois points successifs d'analyse. Le premier met l'accent sur le manuscrit du peintre paralysé, qui par l'écriture échappe à sa condition, juge sa vie amoureuse et avec elle, sa femme. Le second s'interroge non plus sur la figure du créateur qui recompose un univers fantasmagorique mais la manière dont sa prise de parole se heurte avec celle de son épouse, bien décidée à donner sa version des faits et à rétablir certaines vérités. Devenu roman bicéphale et polyphonique, le roman interroge jusque dans sa structure la disparition du couple et mobilise activement le lecteur, invité lui-aussi à un travail de recomposition. Enfin, par jeu d'échos et de mise en abyme, l'auteur manipule la matière plastique du roman pour travailler la superposition des voix et des réalités.
Le manuscrit et le Peintre : un scénario ?
A la page 22, l'artiste dit vouloir "faire le point" sur sa vie sentimentale après le terrible accident qui l'a immobilisé dans son fauteuil, sans pouvoir jamais peindre à nouveau. C'est donc par ce manuscrit imaginaire qu'il échappe à la fixité de son corps pour dérouler ses souvenirs et exercer sa mémoire.
Le narrateur, d'abord, choisit volontairement de présenter son manuscrit à la manière d'une voix off, qui commenterait certains gestes d'une figure de peintre jamais nommée et déchue puisqu'appelée "peintre ne pouvant plus peindre". Il se transforme alors volontiers en archétype et s'identifie à d'autres figures qui permettent d'identifier les tensions dans sa personnalité, à la fois des artistes reconnus (Monet, Renoir, Picasso ou Delacroix, qui peint le Maroc de mémoire, quitte à se tromper, tout comme lui recompose avec des bribes de souvenirs) ou d'autres personnes atteintes d'une maladie venant troubler leur quotidien (un garçon atteint de trisomie, une femme ayant une sclérose). De manière intéressante, sa femme elle-même et à son insu cette fois, va utiliser une grande figure liée au créateur : non pas celle de la muse, mais celle bien plus triste de la femme aimée, délaissée au nom du travail et étant pourtant le moteur d'un peintre qui se refuse à le reconnaître (...)
[...] La seconde partie du roman cependant, en adoptant une présentation thématique le manuscrit secret ; notre mariage ; l'argent ; le sexe ; la jalousie ; l'erreur ; belle-famille ; nos amis ; mon mari est ; la haine ; l'amour ; exister se fait presque traité sur l'amour et ses composantes, chaque titre de chapitre donnant à voir un versant d'une relation, autant qu'une réponse aux accusations du peintre, alors que plus aucun dialogue ne semble possible entre les deux et que la prise de parole ne se fait que par l'entremise du livre, seul espace artificiel où ils se trouvent à nouveau réunis. Ce manuscrit, dicté à son ami écrivain n'est-il pas cependant une dernière tentative inconsciente de s'adresser à sa femme et de replonger dans leur histoire et non plus seulement dans les reproches présents ? L'exercice créatif en effet avait déjà été l'occasion pour lui de communiquer avec une jeune fille sourde-muette. [...]
[...] Amina, justement, aspire à se détacher complètement de ce couple, qui n'est plus la conjugaison de deux êtres mais bien leur séparation consommée dans la lecture du manuscrit secret. Prise de colère à l'idée d'avoir autant été dépréciée, elle se livre elle-aussi à son récit des événements mais en prenant soin de ne pas sombrer dans la tentation du romanesque, qui rime pour elle avec falsification et mensonge. L'extrait proposé montre comme la jeune femme veut éviter avec soin de reproduire le récit mensonger de l'époux et s'en détache en exposant clairement la méthode qu'elle va utiliser, qui mêle à la fois le rapport de police et donc un témoignage sincère et précis qui alimente une enquête et le réquisitoire juridique, qui espère la condamnation du seul véritable criminel. [...]
[...] Jouant habilement dans toute sa version sur les échos, structurels et factuels, avec le manuscrit de son époux, elle sait qu'en répétant le terme criminel aux lignes 65 et 67, qu'elle emploie d'abord pour le manuscrit puis refuse d'utiliser pour elle-même mais criminelle, non, certainement pas ! le lecteur aura vite fait de savoir pour qui l'utiliser. L'art rhétorique déployé tout au long de son témoignage, s'il a pour but de convaincre le lecteur, privilégie la forme monologuée à la première personne, qui s'éloigne durablement de la forme romanesque de l'époux et se fait témoignage crédible. [...]
[...] Le manuscrit, dès lors, paraîtrait n'être que dans la stricte continuité d'avec sa pratique hyperréaliste de la peinture, qui prend la réalité pour support pour la représenter, en changeant d'échelle seulement, de manière strictement identique sur la toile. Cet exercice de dédoublement de la réalité chez un peintre qui dit lui-même avoir deux états de conscience différents celui d'un cops bloqué ou d'un corps jeune, est récurrent dans le texte, qu'il prenne la forme du manuscrit, de la tenue supposée d'un carnet relatant toutes ses disputes conjugales (alors que de manière amusante, il se fait carnet de gaffes de Foulane, tenue par une amie de son épouse), de mots griffonnés alors qu'il agonise à l'hôpital, ou de la pratique hallucinatoire qui lui fait apercevoir autour de lui la ronde de toutes les femmes qui ont occupé sa vie. [...]
[...] S'exposer, c'est aussi montrer un peu de soi. Le style de la jeune femme, s'il veut échapper aux dangers de l'écriture, en révèle beaucoup sur sa narratrice. Un style sanguin, lieu de l'affirmation de sa personnalité A l'aide de son style particulièrement sanguin et spontané, car irrigué par sa colère, on distingue une jeune femme adroite, moins effacée et absente que le suggérait Foulane. C'est d'abord l'oralité de sa prise de parole qui frappe notamment par l'utilisation de phrases courtes La guerre me va bien. [...]
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