Si on dit des « Voyageurs de l'Impériale » que le style est réaliste-socialiste, il en reste néanmoins qu'Aragon a subi l'influence du dadaïsme et du surréalisme dans ses jeunes années. En effet, pendant la Première Guerre mondiale, il rencontre Tristan Tzara et André Breton avec lesquels il va se révolter contre l'ordre établi, et ce jusque dans son écriture. Le critique Ernst Robert Curtius dira de lui dans un article : « Aragon met notre monde en pièces, parce qu'il ne peut pas s'en accommoder. Son monde est le pays des rêves. »
L'extrait que nous étudions est tout empreint de cette conception du surréalisme qu'il met en mots dans Une vague de rêve : rencontre de l'imaginaire et du réel, « merveilleux quotidien », et dialectique entre destruction et création sont autant de caractéristiques de l'écriture aragonienne. Et notre extrait se focalise justement sur un des jeux des enfants Suzanne, Yvonne et Pascal, alors qu'ils sont en promenade avec Pierre Mercadier et Blanche, la mère de Suzanne. Il s'agit de s'amuser avec le langage, le transformer, le déconstruire, le recréer, le tout dans une innocence merveilleuse propre aux enfants.
[...] Cette première phrase, sans guillemet ni tiret, relève du discours direct libre : il s'agit de la voix de Suzanne. Cette retranscription du discours oral n'est pas habituelle et s'affranchit des règles usuelles de ponctuation. La deuxième phrase fait entendre cette fois-ci la voix du narrateur qui reprend en main l'énonciation. Il est question de Suzanne, désignée par le pronom personnel de la troisième personne du singulier elle employé à cinq reprises, dont quatre en position sujet. Le style est parataxique, juxtaposant les propositions sans coordonnant. [...]
[...] Car à ses yeux, ce sont bien les deux autres enfants qui se méprennent sur la réalité du monde. Yvonne n'avoue ne détenir aucune vérité et se satisfaire de son imagination, dont le poids est bien plus grand que celui des règles du monde adulte, des conventions langagières, Elle se moque du soi-disant savoir de Suzanne avec le verbe prétendre Et pour persuader davantage ses amis de sa conception de la vie, elle défend cette fois-ci que les fleurs sont des coquelicots. [...]
[...] Ce deuxième mouvement, par les jeux sur le langage bisque- basque ouah-ouah liserons met en lumière la distance qui sépare Yvonne de Suzanne, c'est-à-dire le monde imaginaire des enfants à celui normatif et réaliste des adultes. Le premier est une image inversée du second : le non-sens qui paraît constituer le langage merveilleux d'Yvonne n'est que le reflet de l'absurdité des conventions du monde réel. Pascal est en dehors de la discussion, mais par l'échange avec Yvonne précédent notre extrait, nous savons qu'il ne suit pas Yvonne dans son jeu de mise en pièce du langage. Suzanne, quant à elle, tente de résister à ces jeux surréalistes, mais paraît pourtant atteinte par la féérie d'Yvonne. [...]
[...] Conclusion Nous nous interrogions sur le caractère surréaliste de cet extrait, sur ce jeu avec le langage et ses conventions que les adultes défendent, sur la place de l'imaginaire chez les enfants. Les variations originales de l'énonciation avec la typographie, l'invention d'un langage merveilleux, la dialectique entre déconstruction et création, l'humour, le dépassement des contraintes de l'écriture réaliste-socialiste et autres sont autant de caractéristiques de l'esthétique surréaliste et dada au fondement de cet extrait. Si cet extrait met en évidence l'influence du surréalisme dans l'écriture aragonienne, il montre aussi que celui-ci s'épanouit principalement dans l'univers des enfants. [...]
[...] Par leur fonction de sujet, ces deux personnages ont une qualité d'acteurs, c'est-à-dire qu'à eux revient le choix de leurs actions. Comme ce sont des adultes, on peut poser comme présupposé que ce sont eux, et plus précisément les parents, qui décident, gouvernent, notamment par rapport aux enfants. Aux yeux de ces derniers, le monde des adultes est synonyme de circonspection, protocole et obligation, idées retrouvées dans l'allitération en m contenue dans ce groupe nominal : Maman et M. Mercadier En effet, le m étant une consonne occlusive, cette allitération donne une impression de retenue, de blocage. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture