Selon Artaud le théâtre en Europe ne serait qu'un théâtre de parole. Quoi de plus européen que la pièce Oh les beaux jours écrite en 1960 en anglais puis traduite en français en 1961 par Beckett, un dramaturge né à Dublin qui avait une passion pour la littérature italienne, en particulier celle de Dante ?
Si rien ne conteste le caractère européen de cette pièce, la question qui se pose est de savoir ce qu'il en est de la place de la parole. En effet, le théâtre est connu pour être un art dans lequel les personnages mis en scène s'exclament, discutent, souvent dialoguent, comme en témoignent les nombreux termes lexicaux faisant référence à la parole et appliqués au domaine théâtral : le monologue, la tirade, etc. Mais si la parole est le fait de parler, de dire des mots, cela ne veut pas pour autant dire « échanger ».
C'est en effet l'impression donnée à la lecture d'"Oh les beaux jours" de Beckett où, même si deux personnages sont présents sur scène, un seul semble se faire entendre. Le titre même de l'œuvre est pourtant déjà une parole. En effet l'inter onction «Oh » suivi de « les beaux jours » exprime une subjectivité provenant de l'exclamation d'une personne. Mais s'adresse-t-elle à quelqu'un ? Par ailleurs si nous sommes évidemment confrontés à des paroles, ce qui frappe le plus à la lecture du texte ou même en feuilletant simplement la pièce est l'importance des didascalies. Et ce qui se remarque même « sur les planches » par exemple dans la remarquable mise en scène de Roger Blin avec Madeleine Renaud est l'importance accordée aux gestes. Beckett semble donc mettre en évidence ce qui n'est pas de la parole : didascalies, gestes et même souvent des silences avec les nombreux « un temps » qui ponctuent le scénario.
Malgré le fait que la plupart des phrases soient scandées de didascalies auxquelles Beckett attache beaucoup d'importance, la parole a-t-elle vraiment sa place dans "Oh les beaux jours"?
[...] Ces gestes limitent donc la parole. Dans l'adaptation cinématographique de la pièce par Roger Blin, le brossage de dents qui occupe douze lignes dans la pièce, dure aussi un bon moment dans le jeu de Madeleine Renaud et l'empêche de parler. De même, nous avons souligné que Willie parlait peu. Et bien là aussi, les gestes viennent remplacer la parole, puisque s'il ne s'exprime pas, pourtant, il rampe, met un mouchoir sur sa tête, se mouche, met son canotier, feuillette le journal, dégringole. [...]
[...] Son discours est ponctué d'impératifs : fais ta prière Winnie ou bien chante ta chanson Winnie Se parlant à elle-même, elle a besoin de se prouver qu'elle existe, la parole est au service de son existence, et c'est pour cela qu'elle se donne des ordres, se pose des questions, et s'oblige à fouiller dans ses souvenirs. Mais Beckett, fidèle lecteur de Proust, a bien retenu les propos de celui-là les souvenirs ne se retrouvent que si nous n'avons pas la volonté d'agir sur eux. Et c'est cette raison que Winnie se souvient rarement. Transition conclusion : Winnie donc, maîtrise les mots et son langage, elle cherche sans cesse à parler, et finit par se parler à elle-même. Mais bien qu'elle soit un être de parole elle a parfois du mal à faire intervenir son mari. [...]
[...] Le dramaturge y voit un moyen de laisser sa marque sur le texte, mais aussi de précieuses indications quant à la manière de le jouer. Mais la parole se trouve du même coup, limitée par les didascalies. Il est bien rare de voir dans l'œuvre, plus de dix lignes de paroles ininterrompues par des didascalies. Parfois, même deux mots de se suivent pas sans être séparés. Par exemple, au début de l'acte II, lorsque Winnie prend conscience de sa solitude, elle s'exclame : Le sac (un temps). [...]
[...] En effet, tout est bon pour parler, et pour exprimer ses pensées. Ainsi Willie, son compagnon de vie, bien qu'il ne lui parle pas, est un élément existentiel de Winnie car c'est ce qui lui permet de parler, c'est lui à qui elle s'adresse, lui, qui lui donne l'impression d'avoir un auditeur attentif ou du moins, qui lui donne l'impression de ne pas parler dans le vide. Tout est un moyen pour parler, ou, pour tenter de faire parler Willie, et de créer la discussion, par exemple, lorsqu'à l'acte elle tente de se faire entendre : Winnie : (un temps) : et là, m'entends- tu Willie ? [...]
[...] Loin de l'handicaper, au contraire, Beckett développe toute une stratégie pour lui offrir tous les moyens d'user de la parole, comme les silences, les objets, ou même les gestes et le temps. La parole dans l'œuvre est glorifiée, tout est fait pour la faire entendre (et non la suspendre, comme on pourrait le croire à première vue avec les nombreuses didascalies) comme lorsque Willie cesse de faire tourner les pages de son journal pour laisser parler Winnie. Mais si la parole de Winnie sert ici à meubler le temps, à s'accrocher à la vie, n'est-elle pas aussi, par ailleurs, une voix pour que Beckett clame les malheurs du temps, et les méfaits de la vieillesse, dont lui aussi fut victime. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture