Le terme espagnol sueño apparaît d'un bout à l'autre de la pièce, comme un véritable leitmotiv. Mais le mot espagnol possède différents sens dont le terme français « songe » ne rend pas toujours compte de manière satisfaisante. En effet, le sueño désigne au sens premier le sommeil, par opposition à l'état de veille. Son deuxième sens renvoie au rêve, compris comme simple phénomène psychique. Enfin, le mot espagnol se réfère aux rêveries diffuses que l'imagination peut élaborer à l'état de veille : dès lors, ce troisième sens correspond à la fois au vagabondage de l'esprit, à la chimère et à l'illusion fantasmatique. Le dramaturge espagnol joue donc sur cette polysémie ; ainsi, chaque fois que le prince Sigismond s'endort, il plonge dans un sommeil au sens propre, qui le fait accéder à l'univers onirique (qui correspond au rêve), mais aussi à celui des fantasmes et de l'illusion, ces mirages qui ont construit le désir. Ce triple sens du mot « songe » apparaît clairement dans la pièce après la mise en place du stratagème du roi Basyle.
[...] On trouve également dans La Vie est un songe une tout autre figure du théâtre dans le théâtre, celle du théâtre mental. En effet, les déchirements et contradictions du personnage caldéronien transforment souvent les monologues en des petites pièces, dans lesquelles différentes voix dialoguent et s'opposent. Clothalde en offre un parfait exemple dans la première journée. Au moment où il voit s'affronter en lui le devoir de fidélité au roi et les responsabilités du père, il s'apostrophe lui-même, s'interroge, se met en cause et répond à ses propres justifications. [...]
[...] Sigismond incarne ici le tyran fou et illustre une expérience dévoyée de l'autorité souveraine quand elle s'exerce dans la démesure et l'égarement. L'illusion du pouvoir appelle l'excès, l'absence totale de maîtrise et de prudence. Le pouvoir de l'illusion inverse ainsi l'ordre du monde. Cette première épreuve de la puissance donne ainsi à penser que le pouvoir n'est qu'une illusion, un songe. Comme la pompe, les fastes et les ors de la Cour sont éphémères, vaine est aussi la gloire qui s'attache aux rêves d'empires. [...]
[...] La médiation sur le songe (présenté comme une mort feinte[19] devient une médiation sur la vie et sur l'illusion que représentent toutes choses au regard de la mort. L'angoisse présente chez Sigismond prend, sous la plume de l'auteur, une signification qui peut être éclairée par les courants où elle prend sa source. En effet, l'illusion dont sont victimes les hommes livrés à l'univers du songe rappelle ici encore le mythe de la caverne de Platon. La condition humaine y est décrite comme prisonnière de ses illusions. [...]
[...] Eh bien, réprimons alors ce naturel sauvage, cette furie, cette ambition, au cas où nous aurions un songe de nouveau. C'est décidé, nous agirons ainsi, puisque nous habitons un monde si étrange que la vie n'est rien d'autre que songe ; et l'expérience m'apprend que l'homme qui vit songe ce qu'il est, jusqu'à son réveil.[10] Pour Sigismond, le pouvoir représente l'arbitraire (le pouvoir des étoiles et l'autorité paternelle) dont il lui faudra se libérer pour reconquérir son propre pouvoir. Mais cette expérience semble inséparable du passage parallèle du songe au réveil. [...]
[...] On le voit clairement : ce que met en scène Calderón, c'est une crise sceptique. Mais ce desengaño comporte également des effets positifs : en effet, n'est-il pas la clé de voute de la transformation du personnage caldéronien, pour qui la confusion entre rêve et réalité débouche sur un détachement salutaire ? Le desengaño, dans le cas du prince, permet effectivement une profonde conversion morale, puisqu'il enseigne à Sigismond que le monde et ses gratifications peuvent s'avérer trompeurs. Parce que le prince le plus puissant peut être la victime d'un songe et chuter en l'espace d'une nuit du plus somptueux des palais au plus obscur des cachots, mieux vaut se détourner des biens terrestres, foncièrement dérisoires, et se consacrer aux valeurs supérieures : l'honneur et le devoir. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture