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Dans ce type d'analyse, il faut avant tout se demander quelle est l'utilité de la scène. Quelle est sa fonction dans la pièce ? À quoi sert-elle ? Quels sont les personnages nouveaux, les éléments décisifs ? Pourquoi maintenant ? Quel horizon d'attente établit-elle ? Les présentations ayant été faites, à ce stade l'horizon d'attente du spectateur se porte vers la rencontre inévitable des deux clans, qui constitue l'objectif immédiat. Les relations entre les familles Capulet et Montaigu ayant été présentées comme entachées d'une haine inexpiable, on s'attend à quelque nouvelle passe d'armes sanglante. Cependant Shakespeare choisit de remettre à plus tard le moment de la violence. Pourquoi ? D'abord parce que ce n'est nullement là le sujet de la pièce ; au théâtre, la violence est toujours un moyen au service des rapports entre les personnages, dont le rôle est de se mettre au service des passions, d'appuyer ou de contrarier les projets, elle ne constitue presque jamais l'origine du problème ou la fin de l'action. En un mot, et contrairement à l'esthétique des séries à laquelle nous nous sommes peu ou prou habitués, la violence n'est pas intéressante en soi. Shakespeare, qui prouvera sa profonde compréhension du politique dans les pièces dites "royales", est fidèle en cela au canon dramatique aristotélicien, et à Machiavel - né près d'un siècle avant lui - en ce qui concerne l'importance relative des moyens et des fins. Au théâtre, pour que l'affrontement direct soit doté de son sens véritable, celui-ci doit être préparé, la violence doit venir briser quelque chose, un projet, un rêve, une ambition, qui peuvent fort bien eux-mêmes s'être établis par le même moyen. C'est pourquoi la scène 5 du premier acte est une scène de construction.
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La pièce compte trois rencontres décisives entre les deux amants nés "sous des étoiles contraires" (Prologue), qui sont le bal, le "balcon" - entre guillemets car ce n'est en réalité qu'une fenêtre -, et le tombeau, si l'on excepte le mariage lui-même et la première et unique nuit qu'ils passeront ensemble. Au balcon, dans la chambre de Juliette et au tombeau, les amoureux sont seuls. Le mariage a lieu en la seule présence de Frère Laurent. La première de ces rencontres est la seule où Roméo et Juliette se trouvent placés dans le milieu qui est le leur et au centre des tensions qui opposent les deux familles (...)
[...] Quelle que soit la manière dont on traduit l'anglais Potpan ("Potofeu", "Potasoupe", "Lacruche" pourraient convenir), le résultat est que l'on imagine quelqu'un occupé ailleurs, dans les profondeurs invisibles de la maison des Capulet, à faire quelque chose, ne serait-ce qu'à lambiner pour ne pas desservir Bien entendu cette technique de baptême est réservée aux personnages secondaires, "génériques", si l'on peut dire, ici les valets, car les caractères principaux doivent être nettement individualisés. Le desservir (l.1) permet de situer la scène après le repas, qui est ainsi expédié d'un mot. La l.5 Dehors les tabourets [ ] est consacrée à la préparation du bal, renforcée par la ligne 12 que le dernier restant emporte tout. Expédier le repas d'un seul mot et vider la scène pour le bal, plutôt que de la remplir, constituent deux astuces économiques pour un théâtre où le décor était réduit à sa plus simple expression. [...]
[...] Amoureux du langage, Shakespeare utilise le sonnet dans le style dominant de la Renaissance, celui des "soneteers", issu de la tradition poétique pétrarquisante. S'il se laisse parfois aller au plaisir de la langue, exagérant parfois le jeu de mots ou la plaisanterie salace, la forme poétique choisie s'accorde particulièrement bien ici au thème de la passion. Le sonnet vient s'insérer dans le discours des personnages et développe avec beaucoup d'ingéniosité une ou plusieurs métaphores filées. Ce sonnet shakespearien est composé de trois quatrains et d'un distique, selon la forme abab cdcd efef gg. [...]
[...] L'habile complicité de Juliette s'exprime ensuite dans la métaphore "étreinte paume contre paume = doux baiser", l. 79-80 : Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; et cette étreinte est un doux baiser. C'est là une sorte de jeu du chat et de la souris des lèvres vouées à la prière que Roméo est invité à poursuivre en faisant preuve d'ingéniosité que les lèvres fassent ce que font les mains avec retour à la complicité et à l'invite Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières.») Préparé par toute une série de métaphores articulées sur le couple sainte / pèlerin, l'échange de baisers final apparaît comme une profanation désirée, acceptée, et pardonnée. [...]
[...] Quant à Juliette, c'est son honneur qui court le risque d'être attaqué, par la calomnie, par exemple. Une fois les lignes de force bien dessinées, on remarquera que les deux tourtereaux s'isolent ensuite assez rapidement dans la deuxième partie de la scène. Roméo n'a pas voulu danser, et Juliette n'a plus d'yeux que pour lui dès le moment où elle est éprise. II. Structure On peut diviser cette scène en quatre ou cinq étapes : la mise en place, le bal, la rencontre, la prise de conscience, le bilan final et prospectif tiré par le chœur. [...]
[...] Conformément à son habitude, Shakespeare ne va pas laisser passer l'occasion dont il dispose, à ce moment précis, de brusquer les choses en amenant ce que l'on appelle à bon droit un coup de théâtre Dès la rencontre terminée par la fine remarque de Juliette ligne 91 : Vous avez l'art des baisers. plus savoureux dans la langue d'origine : You kiss by the book. allusion est faite par la Nourrice à sa mère, ce qui permet d'éclairer Roméo. Quant à Juliette, elle semble vouloir user de ruse pour ne pas paraître s'intéresser exclusivement à Roméo, ne demandant qui il est qu'en troisième lieu. Son désespoir éclate alors en oxymores, chiasmes et oppositions rhétoriques. [...]
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