Roméo et Juliette, tragédie lyrique de Shakespeare et datée de 1597, est bien connue pour sa scène du balcon ou du bal, motifs devenus depuis des topoï de l'imagerie amoureuse. L'extrait sur lequel porte notre analyse se situe avant la rencontre avec Juliette et n'est en apparence pas un moment déterminant dans l'analyse. On connaît cependant le goût pour la binarité chez Shakespeare, cette "harmonie des contraires" abondamment commentée et cet extrait, on le devine, n'est pas accessoire. Roméo et ses amis se rendent à un bal donné par les ennemis de la famille du premier, les Capulet. Le garçon espère y voir là-bas la belle Rosaline, objet qui se refuse à son amour et le plonge dans les pires tourments. Décidés à l'amuser lors de cette festivité, ses amis l'accompagnent de nuit, à la lumière des torches. Benvolio veut hâter leur entrée, tandis que Mercutio veut entraîner Roméo dans la fête. Les réticences du second entraînent une querelle lyrico-comique et une suite de jeux d'esprits caractéristiques du facétieux Mercutio.
Les adaptations les plus connues de Roméo et Juliette, conservent toutes ces quelques soixantaines vers, alors qu'ils se trouvent juste avant un morceau en apparence bien plus intéressant, consacré à la Reine Mab. Le récitatif Enfin, la place est libre tiré de l'opéra Roméo et Juliette de Charles Gounod (1867), équivalent musical de l'extrait sur lequel porte notre analyse, la mise en scène d'Olivier Py au théâtre de l'Odéon (2011), en passant par le morceau bien connu de l'Ouverture Fantaisie de Tchaïkovski, ou encore les extraits concernés dans les adaptations de Baz Luhrmann (1996) et de Franco Zeffirelli (1968), tous mettent en scène richement l'extrait qui nous intéresse, preuve qu'il n'y a pas seulement là un ralentissement gratuit du récit. A travers la musique ou la mise en images de ce qui n'est encore que mots dans la pièce de Shakespeare, ces différents créateurs ont tous capté le moment de rupture incarné par cette quatrième scène et ont choisi de la conserver dans leur oeuvre, signe qu'elle revêt une indéniable importance.
La tirade de Mercutio, qui suit les vers 1 à 64 est bien connue : le jeune homme y dépeint la Reine Mab, visiteuses des rêves nocturnes, avant que le petit groupe ne pénètre pour la première fois chez les Capulet. Loin d'être anecdotiques, les quelques vers qui nous occupent forment une scène pivot qui initie ce poème merveilleux mais plus fortement la rencontre entre les deux futurs amants (...)
[...] BERTON, Des chapitres à la scène in Confrontations sur Roméo et Juliette de Shakespeare, Université de Saint-Etienne, pp 58-59 : [Les reproches] portent sur la lourdeur et l'encombrement de ces costumes symboliques (emblématiques / allégoriques) d'une part et sur leur manque d'esthétique et leur côté ridicule de l'autre ( ) La description du carquois et des flèches faite à la fois par Roméo et Benvolio à l'Acte scène ne laisse aucun doute sur leur opinion au sujet des accessoires ( ) Le port du masque est ressenti par les jeunes gens comme une contrainte ( ) En fait, ils semblent souffrir de la tête aux pieds Pratique consistant à figurer son esprit comme une maison, composée de différentes pièces où se trouveraient des imagines agentes, destinées à se rappeler les points importants d'un discours grâce à ces réminiscences frappantes. On parcourt alors la maison de son esprit à mesure que l'on déclame le texte. Quand le texte est en italique, c'est moi qui souligne. [...]
[...] Pressentant le sort funeste que la Fortune, ou plutôt le dramaturge, lui réserve, Roméo fait part de son rêve à Mercutio, annonce dont Gounod renforce l'importance grâce à l'accompagnement musical qui bascule dans le joyeux débordement de l'air suivant. - L'image persistante du fardeau Roméo souligne lourdement l'opposition entre la lumière mouvante et ses sentiments lourds et pesants. La traduction française des vers 12-13, bien qu'agréable à l'oreille, manque son but. Elle peine à traduire l'idée de poids contenue dans I will bear the light la torche devenant un véritable fardeau. [...]
[...] Le passage se fait par allusion et sans brutalité. Le thème des faux-semblants, d'abord, met en branle l'interrogation du présent des actants Le thème obsédant de la lumière amoureuse opposée aux noires humeurs de Roméo, aux prises avec ses sentiments, se renouvelle au travers du porteur de torche : il ne sait pas encore qu'il va justement trouver plus grande lumière encore, rivalisant avec l'Orient, lors du bal Enfin, ces deux premiers points réunis cristallisent une des ambitions de Shakespeare : basculer vers l'imaginaire, qui est le lieu de la consécration amoureuse Les faux-semblants Pour figurer subtilement le basculement, Shakespeare joue d'abord sur l'entre-deux. [...]
[...] Olivier Py, à ce titre, fait revêtir à ses personnages différents masques : lion pour Tybalt ; éléphant pour le pianiste un peu plus tard ; squelette pour Roméo (le même masque mortifère porté par Mercutio dans la version de Franco Zeffirelli) ; cheval pour Benvolio (en référence l'attelage de la Reine Mab mais aussi basculement vers l'imaginaire si l'on songe au Testament d'Orphée de Cocteau avec la scène du marcheur à tête de cheval, qui attire le poète vieillissant vers un univers de gitans, où la temporalité est perturbée) et carton (ref directe au texte) pour Mercutio. Les personnages de Gounod sortent du lieu où ils étaient dissimulés pour ne pas être vus par les Capulet chez qui ils s'apprêtent à s'introduire. La référence à Cupidon n'est pas fortuite. Armé de ses flèches et de son carquois, il blesse d'une flèche de plomb pour faire naître la répulsion ou l'or pour provoquer l'amour. [...]
[...] Enfin, puisque le récitatif se fait passage, le thème des faux-semblants marque durablement l'extrait, car il est propice à l'imaginaire et au grotesque appréciés de Mercutio. I ) Une parole libérée Ce début de scène que nous choisissons à dessein d'apparenter à un récitatif puisqu'il en a les caractéristiques et permet ainsi d'éclairer sa composition, se caractérise d'abord par son espace de liberté Benvolio ne faisant qu'une brève apparition pour inviter à entrer Roméo et Mercutio qui restent encore sur le seuil à se quereller, toute la scène se construit autour de ce couple contraire et pourtant complémentaire, l'un exaltant le rapport charnel, l'autre exhalant des vers mélancoliques La parole topique de Roméo ne parvient pas totalement à échapper au langage usé de l'amour et cette noirceur dont il se réclame se ressent de deux manières évidentes : par la présence surplombante de la Fortune ou plutôt d'un dramaturge qui apparaîtrait parfois clairement à sa marionnette, mais aussi l'image d'un fardeau amoureux, alors que Roméo se fait navigateur perdu sur une mer déchaînée de soupirs La saveur de cet extrait, enfin, est toute entière contenue dans le personnage comique de Mercutio, qui sait toucher juste et reprend les paresseuses réponses de Roméo à ses dépens Une harmonie vocale des contraires Roméo s'exprime de la même manière pétrarquisante et redondante qu'au moment de sa première apparition. [...]
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