Platon pour la critiquer comme illusion, Aristote pour en faire l'éloge comme d'une philosophie, ont su voir dans l'art dramatique une mimèsis : le théâtre n'est pas la réalité du monde, il la représente. Il se fonde par là sur une dialectique de l'être et du paraître. Mais le théâtre élisabéthain, comme tout l'âge baroque renverse la proposition : totus mundus agit histrionem, inscrit Shakespeare au fronton du Globe, reprenant après Montaigne le mundus universus exercet histrioniam de Pétrone. Dans l'illusion dont elle joue, la réalité théâtrale aurait ainsi vocation particulière à mimer les illusions du réel.
Le sommet de l'œuvre shakespearienne, Hamlet, développe tout particulièrement ce jeu des apparences et de la réalité. Hamlet assure d'emblée ne connaître que l'être, non le paraître : Seems, madam. Nay, it is. I know not seems, répond-il à sa mère pour revendiquer le deuil qu'il arbore. Pourtant dans la folie feinte, dans le recours à la comédie, il développera après la rencontre d'une apparition, une stratégie de l'apparence, où la vérité se cherche et se perd. Etre ou paraître ? La question n'est pas si simple que l'annonçait sa profession de foi.
Elle invite à observer la société que peint le dramaturge, un monde hanté par le paraître. Mais aussi la dynamique de l'action, où l'art du faux semble le maître-mot de toutes les stratégies. L'omniprésence du jeu dialectique entre être et paraître convie dès lors à chercher quel sens lui trouver, qu'il s'agisse de la folie, du théâtre ou de la vie.
[...] Toute la pièce témoigne de cette ambivalence : le monde de Hamlet est aussi bien un univers de signes qu'un espace de dissimulation, où toujours s'avère nécessaire un travail herméneutique. Un univers de signes La réponse de Hamlet à sa mère pose l'accord entre l'être et le paraître comme une singularité, une distinction. Elle n'est pas évidente, puisqu'elle fait question et la tirade de Hamlet sur le deuil feint et la douleur réelle suggère qu'il utilise son habit comme un stigmate sur l'insouciance du nouveau couple royal. [...]
[...] Deux passages soulignent à quel point le jeu accède à la vérité par l'action : la stupeur jalouse de Hamlet devant l'émotion du comédien qui interprète Priam et pour qui Hécube n'est rien souligne sa propre inaptitude à l'action. Plus tard il suggérera à sa mère d'imiter la vertu pour y atteindre : N'allez pas au lit avec mon oncle. Affectez la vertu que vous n'avez pas Dans la répétition de ce jeu, l'habitude devrait lui donner les habits de la justice et du bien habits de la même étoffe que le vêtement de nuit que porte Hamlet. [...]
[...] Se dessine ainsi une stratégie tant défensive qu'offensive, dont Shakespeare tire d'innombrables harmoniques, et le rapport entre apparence et réalité y gagne une complexité virtuose, tant chez les personnages que chez le dramaturge. Pièges, embuscades et simulacres La décision secrète que prend Hamlet de venger son père, mais aussi la procrastination dont il ne peut se défaire, déclenchent à Elseneur une sorte de guerre froide, où tous les coups fourrés sont permis, dans une dramaturgie du piège et du contre-piège, et toute la pièce, où Polonius est fait comme un rat où Hamlet conseille à sa mère de se faire appeler la souris du roi, pourrait s'intituler comme sa mise en abyme the mouse- trap. [...]
[...] Accéder à l'être par le paraître, c'est en définitive la démarche même de la pièce. Hamlet, qui opposait de façon ostentatoire son être au paraître des autres, s'interrogeait désespérément sur lui, dans l'essence comme dans l'existence : Être ou ne pas être ? Mais il assume délibérément son identité à son retour, dans l'acte et proclame : Me voici, moi, Hamlet le Danois Que cette affirmation se formule au cimetière et s'associe à une méditation sur la mort fait sens. [...]
[...] Sa folie ne serait-elle pas, comme le suggère la psychiatrie moderne, une stratégie d'adaptation à un environnement hostile, voire d'immunisation contre la menace d'une vraie folie ? Auquel cas Gertrude verrait juste : la mort de son père et le trop rapide remariage auraient eu raison de sa raison. Quant au délire d'Ophélie, il est terriblement révélateur de ses obsessions sexuelles et macabres, qui arrachent à Laërte cette douloureuse exclamation : Quel enseignement dans la folie La folie n'est cependant pas la seule fenêtre que le texte ouvre sur l'inconscient : l'image obsessionnelle des mots qui empoisonnent l'oreille traverse le discours de Claudius autant que, de façon suspecte, celui de Gertrude, comme une réminiscence du meurtre, qui consistait justement, de façon surprenante autant que symbolique, à verser du poison dans l'oreille du vieux roi. [...]
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