Tragédie et comique ? Qui l'eût dit, les voici réunis. « [Ionesco] met le rire au service du tragique » nous déclare Gilles Ernst dans sa préface de la pièce. En effet, dans une pièce mettant en scène la mort d'un roi, évènement qui relèverait du registre pathétique dans le théâtre classique, le comique reste le mot d'ordre, et parvient à rendre compte de la tragédie. Mais par quels moyens ?
Ionesco use et abuse de tout ce qui fait de ses écrits des écrits dits de l' « absurde », et c'est justement de cet « absurde » que naît la tragédie comique.
Et l'extrait qui nous est proposé, situé juste après l'annonce de la mort du roi à ce dernier, qui refuse de l'admettre, rend véritablement compte de ce comique tragique, par l'intermédiaire de la dérision, la répétition, et donc le langage, ainsi que par des jeux de scène, et met en scène, en somme, un véritable renversement de l'ordre.
En effet, dans un premier temps, le texte se présente comme un véritable renversement du cadre spatio-temporel, le dilatant, le contractant à volonté, sans pourtant s'éloigner de cette vision du fatalisme, inhérent au texte et qui aboutit, dans un second temps, à un renversement de l'ordre impératif, dominant dans le texte, et de l'ordre royal, dont la « chute » est inévitable. C'est enfin par la parole, qui opère un véritable déplacement du pouvoir, que se matérialise la naissance d'un véritable abîme, quasi métaphysique.
[...] Le temps a fondu dans sa main réplique qui contraste avec les précédentes puisqu'elle est à l'indicatif, et non au subjonctif de souhait, et rompt donc avec les espérances du roi et de Marie. Tous ces éléments concourent à créer un véritable fossé entre le roi et son entourage. Seule Marguerite est en mesure de superviser la cérémonie sans affliction. Marie, le médecin, Juliette et le garde sont continuellement tenus à l'écart, opérant des mouvements de recul, et n'ayant aucune communication réelle avec le roi. Les dialogues ne sont que fictifs, ils ne s'accomplissent pas. Les répliques de Marie qui se veulent performatives ne parviennent pas à se réaliser. [...]
[...] Tous ces effets de vitesse, de temps de la pièce mélangé au temps de l'histoire, de temps soumis aux personnages, aboutissent finalement à une annihilation de ce temps dans la dernière réplique de Marie, qui, fatalement, rappelle au Roi qu'il est soumis à l'ordre du temps avant toute chose : Il n'y a plus de temps. Le temps a fondu dans sa main Ainsi, nous pouvons voir que le désordre temporel mis en place dans l'extrait ne perturbe pas l'écoulement du temps, comme le traduit le décompte qui précède la cérémonie. [...]
[...] L'apogée de ce phénomène se trouve dans le monologue du roi p :50 et dans les réactions de Juliette. Ce fossé entre l'ordre donné et l'effet produit s'accompagne d'un contraste avec les répliques des autres personnages qui apparaissent à chaque fois comme la chute d'un espoir de pouvoir retrouvé. Notamment à travers les répliques de Marguerite et du médecin : dès le début, deuxième réplique, le Non de Marguerite, en début de réplique, catégorique, court et autoritaire met fin à l'espoir du roi exprimé précédemment par le futur proche : sa tête va tomber répété ; le même effet est produit avec l'adverbe seulement et l'expression pas plus que réductives toutes deux. [...]
[...] Ce qu'entend le roi n'est pas entendu par les autres : il sombre dans la folie, dans un autre monde. Solitude qui provoque le ridicule et le pathétique : ce n'est que le bourdonnement de vos oreilles Tu te rends ridicule Cette solitude et cet abîme se révèlent également dans les commentaires de Marguerite : Nous sommes déjà au-delà de cela. Déjà au-delà La répétition de l'adverbe au-delà est éloquente : le roi a d'ores et déjà basculé dans le monde de la mort. [...]
[...] En effet, il y a une contradiction permanente entre ce qui est dit et ce qui est fait (nous verrons plus tard le véritable impact de cette contradiction) ; il y a donc un véritable désordre spatial qui se met en place : les directions, les mouvements s'inversent, sous la simple parole du roi. Ainsi, l'invitation au mouvement : Viens vers moi conduit à l'immobilité (Marie reste immobile ) le grand devient le petit : J'ordonne que Juliette entre par la grande porte ! (Juliette entre par la petite porte) l'action de rester provoque la sortie et ainsi de suite. [...]
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