Dans cette scène du Roman de la rose, Liénor se présente devant l'empereur pour confondre son sénéchal : elle prétend qu'il lui a ravi des richesses pour demander à ce qu'il soit puni et espère que l'homme, pour se tirer d'affaire, affirme haut et fort n'avoir jamais rencontré la jeune femme, en mesure alors de se disculper de la lourde accusation qui pèse sur elle, celle d'avoir offert sa virginité à celui qu'elle accuse de la lui avoir volée. Déguisements et dissimulations trouvent à ce titre une place de choix puisque Liénor ne révèle son identité qu'à l'issue du discours, assurée d'avoir triomphé de celui qui avait trompé sa mère une première fois, puis avait prétendu avoir possédé la jeune femme, sans la connaître pourtant. Tout le roman, justement, repose sur la capacité des héros à feindre être quelqu'un d'autre ou à prétendre connaître quelqu'un sans l'avoir jamais vu. Le titre semble prendre un éclairage nouveau à la lecture de l'accusation de Liénor : la jeune femme s'adresse directement et puissamment, sans que l'auteur ne soit plus un intercesseur mais un simple spectateur, ravi par sa beauté, affligé par ses larmes et appréciant sa ruse... et si Liénor, flanquée de la marque sanguine à l'origine du noeud du roman n'était rien d'autre que la rose qui donne son titre au roman, dont elle prend le contrôle lors de la scène d'accusation, n'ayant plus besoin de l'auteur pour la mouvoir, n'étant alors plus personnage mais véritablement auteur d'un "roman", alors qu'elle change son destin en assumant une parole mensongère ? Ainsi, il semble intéressant d'étudier l'extrait proposé au travers de la question centrale du discours - entre paroles, mensonges, serment, narration, prière - et de ses orateurs, qu'ils soient le narrateur de l'histoire ou Liénor, qui gagne en matérialité par sa capacité à retourner sa situation.
On étudiera d'abord le discours de Liénor, qui occupe une large place dans l'extrait et semble être un tissu, composé de fils entrelacés ou de riches ornements-arguments retenant l'attention de l'auditoire (I). Ensuite, la tension entre personnage et acteur-conteur permet d'étudier le travail de réification à l'oeuvre, Liénor étant un objet admirable, mais aussi possédé de force (II). Enfin, le narrateur a fait de cet épisode une scène du renversement, qui joue sur d'incessants échos et oppositions, pour mieux révéler la relativité de la vérité (III) (...)
[...] Les vers 4824-4841, se rapprochent alors d'une formule incantatoire, aussi bien parce qu'ils sont marqués par la reprise psalmodique du sachiez que par l'aspect prémonitoire de son accusation Si verrez m'aumosniere encors, ce sachiez, au tiessu pendue (v. 4840-4841). Plus encore, le sénéchal parle d'un enchantement (v. 4911), terme polysémique. Il désigne aussi bien l'acte de charmer (la séduction étant nommée enchant que celui d'être aux prises avec un acte magique et, aussi un chant, un concert Interrogeant encore une fois la place particulière du lecteur, non pas simple spectateur comme le sont les barons ou l'empereur, mais détenteur de la traitrise du sénéchal, autant que du plan machiavélique de la jeune femme. [...]
[...] La formule utilisée en ancien français el estoit de fin or broudee a poissonez et oisiaus v. 4828) participe, par le rythme binaire et le rejet, en fin de vers, à la valorisation de ce motif décoratif, qui orne alors lui-même la phrase, de sorte à frapper les esprits, qui vont bientôt découvrir ces mêmes dessins sur la ceinture collée au corps du sénéchal. L'idée d'une décoration, d'ailleurs, n'est pas sans rappeler le dessin sur la cuisse de la jeune femme, à la différence qu'il est unique, puisqu'il l'identifie. [...]
[...] Le narrateur semble lui-même s'amuser de cette gestuelle, puisqu'il la signale entre parenthèses, anachronique didascalie presque, qui montre aussi la puissance du réquisitoire de la jeune outragée : le narrateur s'est effacé devant la puissance de sa déclamation et n'est plus qu'un spectateur de la scène. Pour mieux contrer la réponse du sénéchal, Liénor n'a pas peur de se répéter et reprend même les paroles de l'empereur au vers 4820 vos dites pour mieux le contredire. De même, elle scande son accusation de formules psalmodiques : bien le sachiez si sachiez ce sachiez utilisant un ton quasi péremptoire pour inviter l'empereur à vérifier la présence des objets sur le sénéchal et ainsi le confondre. [...]
[...] La structure de la phrase elle-même figure un acte sexuel : qu'il l'a ceinte et mise tot nu à nu (v. 4836-4837). Les rythmes binaires et les jeux d'échos nu à nu suggèrent les deux chairs qui se heurtent et reproduisent alors la terrible accusation portée contre le sénéchal. Le travail de réification permet à Liénor de montrer sa passivité pendant l'agression, alors que lui ont été arrachée des richesses, jusqu'à la plus intime, qui ne peut plus être réparée. [...]
[...] Jean Renart a montré tout au long du roman l'attention toute particulière qu'il portait aux détails et aux riches attraits, même si cet extrait marque l'avènement de la parole accusatrice. Si Liénor est sans conteste réifiée dans cet extrait, comme nous le montrerons après, l'étude de la versification révèle elle-aussi une écriture attentive, qui utilise des structures binaires ou des jeux d'échos pour souligner comme chaque mot possède sa propre beauté, de la même manière que Liénor se compose de différents attraits. Ainsi, l'extrait s'ouvre sur si dolente, si esploree (v. 4709) ; la preuz, la senee (v. [...]
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