L'appel initial aux Muses, déesses personnifiant les arts en Grèce antique, était un lieu commun de la poésie grecque et latine. Ce topos a été repris à partir du XVIe siècle dans les littératures occidentales, sous l'effet du « retour à l'Antiquité » initié par la Renaissance. Le sonnet VI, par exemple, des Regrets de Joachim du Bellay perpétue la personnification de la puissance créatrice : les Muses, deux mille ans après Homère, continuent à donner la poésie à quelques hommes choisis.
Mais le sixième sonnet des Regrets (publiés en 1558) présente une originalité : l'auteur, loin de son pays natal — il est alors à Rome où il sert son oncle, le cardinal Jean du Bellay —, prisonnier d'une société d'intrigues — la cour pontificale — et d'une vie ennuyeuse — il est secrétaire de son oncle —, sent son inspiration le quitter, et le déplore avec force.
Ce sonnet italien condense, en quatorze alexandrins, toute la douleur et le désespoir que ressent un poète talentueux qui n'arrive plus à écrire. Nous verrons quels moyens exactement le poète met en œuvre pour regretter la perte de son inspiration dans ce poème.
[...] Il se peint ainsi comme un poète triomphant, accompagné par les Muses, et aidé par une inspiration multiforme. a. Un poète autrefois triomphant Le premier quatrain tout entier est, sur le ton de la plainte de ce qui n'est plus, une peinture du poète qui avait l'habitude de vaincre les difficultés et qui pouvait ainsi, légitimement, aspiré à l'immortalité. Le premier vers, s'il indique déjà que l'on se trouve dans une élégie (l'interjection Las initiale), fait surtout du poète un homme au-dessus du hasard. [...]
[...] (orthographe originale) Las, ou est maintenant ce mespris de Fortune ? Ou est ce cœur vainqueur de toute adversité, Cest honneste desir de l'immortalité. Et ceste honneste flamme au peuple non commune ? Ou sont ces doulx plaisirs, qu'au soir sous la nuict brune Les Muses me donnoient, alors qu'en liberté Dessus le verd tapy d'un rivage escarté Je les menois danser aux rayons de la Lune ? Maintenant la Fortune est maistresse de moy, Et mon cœur qui souloit estre maistre de soy, Est serf de mille maulx & regrets qui m'ennuyent. [...]
[...] Les maux et les regrets lui sont imposés par le hasard, le poète se sent donc soumis à ce hasard. Le verbe ennuyer à la fin du vers 11 est polysémique : il signifie bien sûr tourmenter le poète est tourmenté par ce qu'il ressent mais il est aussi ennuyer au sens propre du terme. b. Une construction étudiée L'opposition entre passé et présent ne concerne pas que le statut du poète, autrefois maître de lui-même et désormais esclave : tous les éléments mentionnés dans les deux premières strophes sont repris dans les tercets Dans l'ordre, nous avions : la victoire sur le sort, le cœur triomphant de l'adversité, l'aspiration à l'immortalité, la flamme de l'inspiration, le compagnonnage des Muses. [...]
[...] Les trois autres alexandrins du premier quatrain continuent dans cette veine, et montrent le poète comme un homme à part, béni de la divinité en un sens. L'assonance en [eur] du vers 2 a quelque chose, dans la sonorité, de puissant, qui martèle, comme une marche triomphale ; le démonstratif emphatique ce est d'ailleurs repris, que ce soit pour le vers 2 ce cœur que pour les deux suivants cet honnête désir et cette honnête flamme toujours pour mettre en valeur ce qui le suit. [...]
[...] Annexe (orthographe modernisée) Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ? Où est ce cœur vainqueur de toute adversité, Cet honnête désir de l'immortalité, Et cette honnête flamme au peuple non commune ? Où sont ces doux plaisirs, qu'au soir sous la nuit brune Les Muses me donnaient, alors qu'en liberté Dessus le vert tapis d'un rivage écarté Je les menais danser aux rayons de la Lune ? Maintenant la Fortune est maîtresse de moi, Et mon cœur, qui soulait être maître de soi, Est serf de mille maux et regrets qui m'ennuient, De la postérité je n'ai plus de souci, Cette divine ardeur, je ne l'ai plus aussi, Et les Muses de moi, comme étranges, s'enfuient. [...]
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