PHÈDRE
Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée :
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînent tous les c?urs après soi,
Tel qu'on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage,
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des v?ux des filles de Minos.
Que faisiez-vous alors ? Pourquoi sans Hippolyte
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite ?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite :
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma s?ur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non : dans ce dessein je l'aurais devancée ;
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée.
C'est moi, prince, c'est moi, dont l'utile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.
[...] En prononçant ces mots, le jeune prince ne peut que conclure que Phèdre a véritablement répudié de sa mémoire son époux, et qu'elle souhaite lui substituer son fils : il peut ainsi réentendre, s'il ne l'a pas encore fait, les propos antérieurs dans un sens nouveau, où Thésée jamais ne désignait Thésée, toujours signifiait Hippolyte. Ainsi, c'est la première fois que dans sa tirade, on trouve des enjambements : deux se suivent ici (vv. 15-16, vv. 17-18), de manière exceptionnelle, ce qui montre bien combien la passion emporte Phèdre dans le flot du langage, qu'au moment où elle parle, elle n'est pas totalement maître de ce qu'elle dit : la raison qui impose des règles (et donc le respect de l'alexandrin) se voit en partie vaincue par la folle passion. [...]
[...] Or, lui signifier qu'il a bien mesuré sa passion, c'est l'inviter à la partager. Nommer Hippolyte Prince permet d'une part d'instaurer une distance avec le jeune homme, suffisamment importante pour chasser toute noire pensée d'inceste, mais assez restreinte (le prince n'est pas le roi[2]) pour que cet éloignement autorise le rapprochement amoureux ; d'autre part, en le désignant par son statut vis-à-vis du trône, elle donne à penser qu'elle le voudrait d'une certaine manière sur le trône, c'est-à- dire comme remplaçant de Thésée (dans son cœur). [...]
[...] Et il sera suffisamment fort (par la virulence des amours contradictoires de Phèdre et d'Hippolyte, qui ne sauraient donc s'éteindre à cause d'un simple refus, et parce que celui de Phèdre est incestueux) pour faire progresser toute l'action dramatique et provoquer la mort des personnes qu'il oppose. Pour un commentaire plus ample de la tirade de Phèdre et de toute la scène, voir : - Lionel ACHER, Jean Racine, Phèdre (PUF, Etudes littéraires 1999) - Charles MAURON, L'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Jean Racine et Phèdre (Corti et 1968) - Thierry MAULNIER, Lecture de Phèdre (Gallimard, 19672) Et adultère (tout au moins jusqu'à la mort de Thésée). [...]
[...] Cependant, dès ce commencement, on va remarquer que le Thésée en question n'est pas celui auquel pense le jeune héros. v : Rythme 1-2-3 qui traduit un emportement passionné, comme l'épanorthose qui consiste à corriger le verbe languir qui dénote une trop grande immobilité dans la souffrance, par le verbe brûler qui reprend d'ailleurs, sans doute avec une certaine jouissance, à la voix active le verbe embraser employé à la voix passive par Hippolyte : ainsi Phèdre se montre-t-elle en proie à un amour au moins aussi vivace que le pense son beau-fils. [...]
[...] (Sa victoire sur le Minotaure n'est pas davantage louée que celles qu'il a remportées sur ses autres adversaires : 1 vers seulement.) vv. 23-26 : Mais non puis C'est moi (répété avec insistance) viennent améliorer la 1ère version corrigée du passé, qui rendait explicite la volonté de changer Thésée par Hippolyte, en montrant cette fois tout aussi clairement qu'il faut substituer Phèdre à Ariane, qui de toute façon a toujours désignéé implicitement sa sœur puisque le nom même d'Ariane n'est jamais apparu dans la tirade : elle a toujours été nommée par des périphrases les filles de Minos et ma sœur dont la dernière, par le biais du pronom possessif, invitait déjà à entendre moi sous ma sœur Les deux vers qui commencent par Mais non et C'est moi se caractérisent par un rythme accéléré du fait de la ponctuation, qui témoigne de l'empressement de Phèdre à corriger ce passé dont elle s'était jusque là en apparence exclue. [...]
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