Si le recueil des Fêtes galantes, publié en 1869, n'eut à son époque qu'un succès d'estime, c'est sans doute en raison de son caractère trouble et ambigu, voire dérangeant: car derrière la « fête galante », se cache bien souvent une petite musique discordante qui brise le charme et fait basculer le poème dans la mélancolie. Au premier abord, ce recueil présente pourtant une charmante galerie de décors et de scènes à la manière de Watteau ou de Fragonard, qui permettent de repenser le paysage poétique: les personnages, précieux ou issus de la commedia dell'arte, n'ont pas de consistance réelle, et sont le reflet d'un monde de faux-semblants tel qu'il apparaît par exemple dans « L'allée ». Ce poème, le quatrième du recueil, offre ainsi la description ou plutôt l'évocation en demi-teintes d'une jeune femme, dans une allée, ressemblant à la fois à un tableau et à une rêverie aux contours dilués.
[...] La beauté sonore du tableau, rendue par la musicalité des sonorités en et l'harmonie des [m]et des se double ainsi d'une seconde pointe d'humour : l'apparition si mystérieuse semble bien empruntée, pour ne pas dire cocasse. De plus, la surenchère d'adjectifs dès ces deux premiers vers dilue la silhouette, d'autant que ces qualifications semblent se détruire entre elles (excès de maquillage / finesse de la silhouette) pour créer un flou qui empêche d'accéder à l'être : on ne voit le paysage qu'en surface. [...]
[...] Mais les bergeries sont également des distractions de cour, où les femmes jouaient à la bergère à une époque où le genre pastoral était particulièrement en vogue. Enfin, les Bergeries sont une œuvre de Watteau, peintre disparu en 1721, plutôt oublié durant le XVIII° siècle mais redécouvert par les Romantiques (comme Nerval ou Gautier) et particulièrement mis en lumière durant le XIX° siècle. L'allusion est ici d'autant plus claire qu'elle est préparée par le terme peinte et que le style de ce peintre a fortement influence les Fêtes galantes, notamment pour le badinage, atmosphère feutrée, la légèreté des sentiments Mais la comparaison entre la jeune femme fardée et peinte et le temps des bergeries renvoie surtout la mystérieuse apparition dans un au-delà temporel et montre un décalage entre cette jeune femme et son époque (si le fard et le maquillage semblent ainsi outranciers, ce ne serait donc pas par mauvais goût mais simplement parce qu'à cette époque, ils ne sont plus de mise ; le poète regretterait-il ce temps des bergeries : ce décalage l'immobilise dans un entre-deux, et l'on voit bien ainsi que Verlaine, s'il s'est largement inspiré de Watteau, crée néanmoins son propre univers, son propre temps Le vers 2 présente un second contraste, entre le caractère frêle de la silhouette et la surcharge de rubans énormes c'est-à-dire disproportionnés. [...]
[...] Le vers 9 propose une mise en abyme de l'image, puisque le tableau n'est plus seulement celui que nous peint le poète, mais il se trouve doublé d'illustrations sur l'éventail dont on nous dit qu'elles sont érotiques : foin dès lors de l'affectation et de la retenue, délaissées au profit de la provocation (laquelle s'accorde bien, au fait, avec les premiers mots, Fardée et peinte croirait-on, mais cet adjectif est aussitôt contrebalancé par l'apposition si vagues qui renvoie dans le flou les images qui paraissaient si vivantes. La mise en abîme a néanmoins permis d'exprimer ce que le poème ne saurait dire qu'avec pudeur et retenue, à savoir l'amour physique qui, dans les Fêtes galantes, n'est jamais que suggéré. [...]
[...] Et l'attente créée par le rejet du visage en fin de portrait ne sera pas déçue, car Verlaine a visiblement gardé pour la fin les traits les plus sensuels sensualité qui, déjà, est annoncée ici par les sujets érotiques La subordonnée consécutive était annoncée par l'adjectif vagues précédé de la conjonction si : c'est donc parce que les illustrations sont vagues que la jeune femme sourit ce qui paraît curieux, au premier abord mais ce sourire est expliqué aussitôt : la jeune femme rêve (comme le poète devant ce tableau, cette apparition à maint détail Le déterminant indéfini est ici employé au singulier, signifiant plus d'un quand son utilisation au pluriel aurait plutôt signifié un grand nombre de Il est là encore une marque d'archaïsme ou de registre soutenu, pour le moins, et sa restriction au singulier semble marquer une intention de privilégier la suggestion au détriment de la description. La rêverie s'installe d'ailleurs dans l'harmonie du rythme ternaire, qui donne de la musicalité au vers et rompt en même temps la monotonie de l'alexandrin en le mêlant à l' impair (cf. Art poétique : De la musique avant toute chose / et pour cela préfère l'Impair / Plus vague et plus soluble dans l'air / sans rien en lui qui pèse ou qui pose. [...]
[...] Ce moment sensuel et délicat, et la félicité (perdue qui peut se lire dans ce sourire, appartiennent tout comme les détails à l'univers onirique, que même la poésie ne peut appréhender. Après un premier sizain dans lequel dominait le flou, le vague et la superficialité, ce quatrain se recentre sur la description de la jeune femme toujours aussi paradoxale, puisqu'après son inscription dans un hors- temps tout verlainien, elle oscille entre le matérialisme le plus bas (éventail de coquette, bagues clinquantes) et la rêverie romantique et coquine. [...]
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