[...] Valéry veut s'impliquer fortement dans la réflexion, endosser sa part de responsabilité en même temps qu'il dit celle des destinataires dans l'argumentation, et traduire son empathie dans un moment de gravité certaine.
- La lettre ouverte dans l'Athenaeus de Londres n'a pas de marques caractéristiques dans ce début, comme on en trouvait dans le J'accuse ! de Zola quelque vingt ans plus tôt. La deuxième personne du destinataire apparaît discrètement (en dehors de la seule question du texte, adressée au "Savoir" et au "Devoir", l.24) avec l'impératif répété "demandez", l.33 et 34 ; la première du singulier n'apparaît qu'une fois, l.19, quand l'auteur se désigne en pur argumentateur ("Je n'en citerai qu'un exemple"). Mais le choix de la lettre publique a son importance : comme lettre, elle instaure un rapport personnel et presque intime à l'autre, même dans le cadre d'une publication, tout à fait adéquat dans les circonstances graves de sa rédaction.
- L'emploi de la première personne du pluriel est d'emblée frappant et riche de significations.
. Il est remarquable par sa fréquence, qui donne à la première moitié de la lettre son aspect très personnel : pronom personnel ("nous savons", l.1, "nous voyons", l.11, "nous avons vu", l.20) et déterminants possessifs ("notre affaire", l.8, "notre génération", l.14, "nos yeux", l.20) ; remarquable par sa place aussi, en tête de nombreuses phrases : toutes celles du paragraphe 1, la dernière exceptée.
. Ce "Nous" initial est précisé par l'apposition de la ligne 1 : Valéry et les destinataires sont fondus dans le terme de "civilisations" ; il faut y lire celles qui forment l'Europe, comme le confirme la personnification de cette dernière dans les deux derniers paragraphes, où significativement le "nous" s'efface devant les pronoms "elle", "se" et les possessifs "ses", "son". Il y a donc une continuité dans la volonté d'incarner ces civilisations par le « nous », de leur donner vie pour expliquer qu'elles sont "mortelles".
. Valéry souhaite donc aussitôt et efficacement se lier à ses destinataires dans un moment de retour sur soi et de recueillement propre à la lettre. Ils ont eu en partage une attitude insouciante ou dédaigneuse par rapport aux civilisations antiques, comme l'indique la tournure presque triviale, l.7-8, "Mais ces naufrages, après tout, n'étaient pas notre affaire" (...)
[...] La leçon humaniste que délivre Valéry sur la grandeur et la misère de l'esprit sonne comme un avertissement pour la civilisation européenne, mais l'auteur lui maintient tout de même sa confiance. L'ouverture de La Crise de l'Esprit constitue l'un des premiers moments où l'Europe prend conscience d'elle-même, de ses erreurs et de ses atouts. Au même moment se crée la Société des Nations qui fait le choix, par son nom, de la nation plutôt que de la civilisation. Cette organisation n'empêchera pas la Seconde Guerre Mondiale. [...]
[...] A partir de l'affirmation initiale, huit paragraphes construisent une réflexion sur la notion de civilisation, des plus anciennes et disparues à la contemporaine, promise aussi à la disparition, et Valéry formule à mi- texte un paradoxe bouleversant : ce sont les vertus de l'esprit qui viennent de commettre les pires crimes contre l'Homme, et Savoir et Devoir seraient donc suspects Il observe finalement que dans cette phase critique, d'ébranlement de la pensée et de la civilisation, un retour fervent au spirituel se manifeste. Nous nous demanderons comment Valéry élabore cette réflexion sur la civilisation et illustre le profond bouleversement de la pensée qu'il perçoit. Aussi étudierons-nous d'abord ce texte comme une lettre ouverte sur la crise de l'esprit que connaît l'Europe au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Ensuite nous montrerons l'efficacité de cette argumentation par les faits de la part d'un grand esprit, sur les périls encourus et provoqués par l'esprit. [...]
[...] - Valéry dit aussi, de manière plus discrète, que la puissance destructrice de l'histoire est en quelque sorte contrebalancée par un cycle de vie et de mort, qui vient consolider la comparaison entre civilisation et existence, cf. le comparatif d'égalité de la ligne 12, la même fragilité que En parlant des cendres Valéry rappelle aussi qu'elles constituent la terre, et ne sont pas seulement le signe (le verbe signifier est employé) d'une civilisation disparue : les cendres sont le terreau de la civilisation suivante, de la même manière que la mort est comprise dans le cycle de la vie. [...]
[...] En évoquant la guerre tout juste achevée : l'allusion au Lusitania suffit à déclencher la vision horrible de plus de mille noyés, qui sont des civils (l.11), et les lignes 22- 24 sont un condensé pathétique : le groupe nominal initial Tant d'horreurs est développé ensuite avec la reprise par trois fois de l'augmentatif tant et une construction similaire (infinitif + GN au pluriel) dans la phrase suivante. L'expression défense désespérée de son être dont les sonorités soulignent bien les efforts tendus vers un salut, et la mention de la prière (l.33) en ces heures critiques, participent aussi du pathétique ce texte. - Valéry entraîne le lecteur avec lui par l'emploi très fréquent de rythmes, binaires ou ternaires. Leur succession sert l'objectif de persuasion, tout en donnant au texte une certaine solennité. [...]
[...] Ils ont eu en partage une attitude insouciante ou dédaigneuse par rapport aux civilisations antiques, comme l'indique la tournure presque triviale, l.7-8, Mais ces naufrages, après tout, n'étaient pas notre affaire Il est très habile enfin de la part de Valéry de se mêler à cette première personne du pluriel, dans un mouvement de solidarité et d'argumentation, car les destinataires sont entraînés par lui dans les constats qu'il fait : il n'a pas suffi à notre génération ( ) ; elle a vu ( ) l.14-16. - Le contexte historique est bien présent, celui de 1919 et du lendemain de la guerre : Valéry ancre son propos dans une réalité immédiate. L'adverbe maintenant apparaît aux l.1 et 11 ; il est question des journaux l.14, qui sont le compte-rendu d'une Histoire immédiate, et que Valéry utilise d'ailleurs en choisissant d'y publier cette lettre. [...]
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