Pantagruel, de Rabelais (ici édition de 1542), est une œuvre complexe, riche de l'entrelacement des genres, des styles, des thèmes, et de personnages hauts en couleur. Mêlant savoirs anciens et modernes, tradition populaire et religieuse, elle se fait la satire de bon nombre des faits et coutumes du siècle à travers une écriture largement parodique.
Le chapitre XXVI n'échappe pas à la règle. Il fait partie d'un « cycle » de plusieurs épisodes de la guerre contre les Dipsodes, qui s'étend du chapitre XXIII (où Pantagruel apprend l'entrée en Utopie de ceux-ci) au chapitre XXXII (entrée de Pantagruel chez les Dipsodes et défaite des Almyrodes). Pantagruel et ses compagnons viennent d'arriver au port d'Utopie et fêtent leur victoire, au chapitre précédent, sur six-cent-soixante de leurs ennemis (dont un est fait prisonnier), par un banquet.
L'un des compagnons, Carpalim, décide alors d'aller chercher de la « venaison » pour remplacer la viande salée ; après la scène de chasse a lieu l'interrogatoire du captif puis une concertation pour se préparer à la vraie bataille. Nous montrerons ici dans quelles mesures ce passage à forte tonalité parodique fait de Panurge le véritable meneur du groupe, au détriment de Pantagruel.
[...] Nous étudierons tout d'abord la maîtrise du langage et les savoirs qui fondent ce chapitre ; puis, en quoi cette habileté formelle sert l'expression parodique du narrateur. Enfin, nous verrons comment ces éléments combinés permettent de reconsidérer la position des personnages, en particulier de Pantagruel et Panurge. Ce chapitre, à l'image du reste de l'œuvre, est en effet le résultat d'une remarquable maîtrise du langage mais aussi des motifs narratifs de l'épopée et du roman de chevalerie, et foisonne de références diverses, puisées tant dans l'Antiquité que dans les traditions populaires ou encore les savoirs chers aux humanistes. [...]
[...] En effet, s'il est désigné par noble Pantagruel 33) et appelé Seigneur 57) et Sire il l'est aussi par un simple le bon Pantagruel 30 et 103). Cette dernière désignation va de pair avec le caractère paternel de son attitude et de ses propos ; en effet, il appelle ses compagnons les enfants à deux reprises 82 et 123) ; il s'inquiète pour eux, notamment avec le vinaigre Dont pensoy le bon Pantagruel que le cuer luy fist mal l 30) et surtout à la fin : J'ay grand'peur que ( ) ne vous voye en estat ( ) qu'on vous chevauchera à grand coup de picque et de lance. [...]
[...] De plus, les pièces d'artillerie sont sans nombre les enclumes Cyclopicques les putains sont belles comme deesses et aucun [ennemi] n'échappera Eusthènes l'a dur et fort comme cent diables 95). L'exagération est donc de mise, conformément à l'esthétique épico-chevaleresque, mais s'applique en plus à des domaines détournés du schéma d'origine : notamment le domaine grivois, qui par ailleurs est traité en totale opposition avec le modèle courtois du roman de chevalerie. Enfin, on pourrait s'attendre, dans une telle situation et entre de si puissants guerriers, à lire une sorte de cri de guerre fédérateur ; au lieu de cela, on trouve des évocations grivoises, des jurons Au diable de Biterne ! [...]
[...] On remarque en revanche des références plus populaires : outre le prénom même de Pantagruel, qui selon l'étymologie fantaisiste donnée par l'auteur, mi-mauresque, mi-grecque témoignerait de l'état universellement altéré du monde au moment de sa naissance, et qui renvoie en fait à un minuscule démon de la soif, on trouve aussi le Loupgarou 60) et les peaulx de Lutins issus d'un folklore ancestral ou de traditions fantastiques. Au-delà, on retrouve même des allusions à la mythologie, de la part du prisonnier : Cyclopicques deesses Amazones 68) mais aussi d'Epistémon, ce qui correspond à son statut de pédagogue : ainsi prépare-t- il neuf broches au nom des neuf Muses 35) et évoque-t-il, à la fin, la bataille entre Xerxès et Thémistocle 110-112). [...]
[...] Cela conduit à observer que Pantagruel, le leader naturel du groupe, est en fait très effacé devant ses compagnons. En effet, plutôt que d'être défini par des qualités guerrières comme ses comparses, il ne semble l'être que par son gigantisme et sa voracité. Il prend plaisir à manger et à la représentation qu'il peut avoir de lui-même et de son équipe lors d'un tel acte : ainsi aimerait-il veoir l'aubade [qu'ils donneraient] au remuement de [leurs] badiguoinces 46-47) ; sa voracité se manifeste aussi dans les menaces qu'il profère au prisonnier : ne nous mens en rien, si tu ne veulx estre escorché tout vif : car c'est moy qui mange les petiz enfans 53-54). [...]
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