Un récit fictionnel au sein duquel se mêlent possibles et imaginaire, réalité et démesure n'est sans doute pas destinée à des récepteurs conservateurs opposés à une oeuvre novatrice et curieuse des autres civilisations: ainsi, dès 1532, Rabelais entreprend une vaste épopée burlesque dont le premier volume, Pantagruel, paru à la foire de Lyon sous le titre Pantagruel roy des Dipsodes, par maistre Alcofrybas Nasier, a par son côté apparent puéril et grossier attiré les foudres « sorbonicques ». En effet, le Chapitre XXXII, intitulé « Comment Pantagruel de sa langue couvrit toute une armée, et de ce que l'auteur vit dedans sa bouche », raconte comment Pantagruel protège d'une pluie diluvienne toute une armée en la cachant sous sa langue tirée, et permet au narrateur Alcofrybas Nasier – anagramme de François Rabelais- de narrer son aventure personnelle non plus en tant qu'observateur comme il l'était dans les chapitres précédents, mais en tant qu'expérimentateur d'un voyage dans la bouche de son maître. Ayant abouti dans la bouche grande ouverte de Pantagruel, il y découvre tout un univers inconnu : vastes prairies, villes fortifiées, éléments naturels, forêts. Cet épisode a été inspiré par L'histoire Véritable de Lucien, mais reste novateur sur de nombreux points: Pantagruel révèle la curiosité universelle de Rabelais, son dévouement pour la jeune Renaissance qui foisonne sous l'impulsion d'une imagination inépuisable et qui se voit incarnée dans les personnages comiques de ses personnages, parés de tout l'éclat de la vie, de la gaité et de l'avidité de savoir.
[...] En entrant dans cette bouche, Alcofrybas s'expose à la profusion et la surabondance, à une population organisée en sociétés. Cette partie du corps semble être source d'une exagération positive, terrain propice à l'hyperbolisation que Rabelais alimente: la bouche de Pantagruel est source d'une vie autonome car elle écarte le reste du corps de Pantagruel, son simple support et devient le terrain à part entière de l'aventure du narrateur. Le corps de Pantagruel dans ce chapitre est grotesque car engloutit véritablement le monde par cet orifice gigantesque et ouvert sur un autre univers. [...]
[...] De même, les notions de respect et d'irrespect sont modernes, sous l'éclairage de notre lecture. Toutefois il est intéressant de noter qu'Alcofrybas arrive en terrain conquis dans cette nouvelle société et tutoie les inconnus qu'il rencontre. Ainsi, le planteur de choux répond à un Monsieur alors qu'Alcofrybas l'aborde en lui disant Mon amy, que fais tu icy sans notion aucune de présentation, alors que le compaignon qui tendoit aux pigeons répond à Alcofrybas par le titre de Cyre et les portiers Seigneur L'autodétermination d'Alcofrybas et son supposé esprit libre, exempt de préjugé l'on conçoit à la manière à la manière de Montaigne dont Rabelais se ferait donc ici en quelque sorte le précurseur- ne passe que par une curiosité exacerbée pour appréhender l'autre. [...]
[...] En effet, une véritable comparaison se créé entre l'univers rebâti de manière fantastique dans la bouche de Pantagruel et la vie terrestre réelle, l'aultre monde connue à la fois du lecteur du XVIème siècle et du narrateur -dans sa fiction -lorsqu'il est auprès de Pantagruel. Ainsi, au-delà des éléments naturels comparés aux éléments de la vie réelle, le narrateur voit dans le monde rebâti une véritable imagination prendre forme. Dans l'« enfer buccal (selon M.Bakhtine) qu'est la bouche de Pantagruel, l'idée d'absorption est liée à un enfer, proche de la mort. Cette fin pourtant n'en est pas une en soi dans cette société rebâtie. [...]
[...] Mais les difficultés à respecter le monde sans a priori ressort de ce chapitre et révèle en avance ce que Montaigne théorisera quelques années plus tard dans ses Essais par sa devise suspends ton jugement Rabelais ira encore plus loin au chapitre suivant de son œuvre, avec cette fois non plus l'image de la simple ingestion mais également celle de la déglutition qui accueille les hommes dans un univers, celui de la mort, en opposition avec la véritable vie recréée dans la bouche de Pantagruel au chapitre XXXII et dont la source est notre monde, commun au lecteur et à l'auteur. Ainsi cette mise en abyme ne serait elle pas un moyen de dire qu'en fin de compte chaque partie du monde recèle des habitants qui, loin de se connaître dans leurs moeurs, sociététs et cultures instaurées mais 1 en étant toutefois curieux des autres, partagent une même et belle humanité ? Rabelais ne nous livre-t-il pas une belle leçon d'humanisme ? [...]
[...] Ce chapitre, typique de l'idée de la Renaissance et de son goût pour le retour à l'Antiquité, est l'occasion pour Rabelais d'installer son narrateur comme observateur de la nature. Si Alcofrybas Nasier semble admirer la sagesse et la tradition antique comme le montrent les référents o dieux et deesses Juppiter me confonde de sa fouldre trisulque de la mythologie grecque, il peut sembler évident que ce soit parce que l'école antique est demeurée fidèle à l'école de la nature et au goût naturel que Rabelais lui porte. [...]
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