Philippe Jaccottet livre, après les textes aérés et heureux d'Airs, deux recueils de poésie du deuil : "Leçons", publié en 1969, et "Chants d'en-bas", publié en 1974. Ces deux œuvres évoquent respectivement l'agonie et la mort de son beau-père Louis Haesler, dont il était proche et admirait les qualités, et le décès de sa propre mère, qui a ébranlé sa nature même d'homme, fils et père.
Par la suite, en 1977, il publie "A la lumière d'hiver", qui, en plus d'être une manière de contrebalancer la destruction et la mort par l'évocation d'une vie qui persiste à exister, engage une réflexion sur l'écriture et l'impuissance des mots.
Tout au long de son travail de création, Philippe Jaccottet cherche à donner un sens à la poésie, dont il proposera une définition dans "Observations et notes anciennes " : « La poésie n'est-elle pas un acheminement toujours recommencé vers l'intérieur de soi ? »
Il s'agirait donc selon lui, à travers la poésie, de renouveler, au fil des circonstances de la vie, un parcours dont le but est clair : la réflexion sur les profondeurs de la personnalité, de l'être, dans toutes ses composantes, affective, morale et méditative. Nous nous demanderons donc dans quelle mesure les recueils "Leçons", "Chants d'en-bas", et "A la lumière d'hiver" illustrent cette définition de la poésie.
[...] Il reniera d'ailleurs cette dernière au fil de ses écrits, jusqu'à arriver à l'écriture particulièrement dépouillée des trois recueils que nous étudions. Paradoxalement, c'est selon lui cette absence de fioritures qui témoigne de sa proximité avec le sujet, de la réalité de son vécu ; au fur et à mesure que la blessure se fait plus profonde, le besoin de l'écrire, et surtout de l'écrire juste, se fait plus intense et conduit à cette évolution de l'écriture en même temps que l'intériorité. [...]
[...] Le poète confirme d'ailleurs un peu plus loin ce triomphe de la vie sur toutes les blessures : p79, Mais quelque chose n'est pas entamé par ce couteau / ou se referme après son coup comme l'eau derrière la barque. Le couteau est ici la mort qui déchire ; on remarque de plus la présence de la barque qui, après avoir été l'accompagnatrice du défunt (Leçons, p29), puis la défunte elle-même barque d'os Chants d'en-bas, p48), est à nouveau rapprochée du principe de vie (comme à la page 31, pleines de brûlants soupirs et, échappant au couteau, montre que ce principe vital suit son cours malgré toutes les agressions qu'il pourra subir. [...]
[...] Cette exclamative, venue juste après une description dure et violente de la mère (elle y est comparée à une hache), montre bien l'incongruité du propos : comment peut-il y avoir de la vie ailleurs ? Et pourtant le poète, après le deuil, finit par accéder de nouveau à cette vie ; de façon mitigée, hésitante à la fin de Chants d'en-bas (p64, relie, tisse en hâte ( ) / couvre-nous d'un dernier pan doré de jour / comme le soleil fait aux peupliers et aux montagnes. [...]
[...] Il cherche néanmoins encore une solution : dans A la lumière d'hiver, pages 88-89, il semble évoquer une entrevue avec une muse, au terme de laquelle il dit : je ( ) reprendrai la page / avec des mots plus pauvres et plus justes, si je puis. Finalement, même si au début de Chants d'en-bas (dans la section d'ailleurs intitulée, non sans intention, Parler Jaccottet dit Parler est facile il montre rapidement que cette facilité débouche sur le mensonge, et qu'en fait Parler donc est difficile, si c'est chercher ( ) / Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses / qui ( ) se dérobent (p50). [...]
[...] Le cheminement intérieur que Jaccottet effectue à travers les recueils de deuil débouche donc sur l'expression de la douleur brute, de l'homme brisé que l'on retrouve dans la structure torturée du vers ; mais au-delà de cela, ce sont aussi les doutes qui l'accablent qui transparaissent dans son œuvre. Mais on ne peut pas dire que ces poèmes du sentiment représentent l'intégralité de ce que le poète rencontre en lui-même lorsqu'il traverse ces épreuves ; son trajet est en effet jalonné d'instants plus méditatifs, qu'il nous livre sur un ton totalement différent. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture