Le genre de la nouvelle, dont le tout premier modèle est l'exemplum du Moyen-Âge, a connu d'importants remaniements au fil de l'histoire. C'est une véritable mutation qui se produit cependant à la période charnière du tournant de siècle aux années 30, mise en œuvre par des écrivains tels que Virginia Woolf, Anton Tchékhov ou Luigi Pirandello. Nous étudierons ici une œuvre de chacun, respectivement "La mort de la Phalène", "La dame au petit chien" et le quatrième volume des "Nouvelles pour une année" (réunissant des textes parus entre 1913 et 1926).
Virginia Woolf évoque en 1919, dans son article sur le « roman moderne », la présence de cette transformation de la nouvelle dans la littérature tchékhovienne : selon elle, « l'accent est mis à des endroits tellement inattendus qu'il semble d'abord qu'il n'y ait pas d'accent du tout » ; le point précis, l'objet, le sujet auquel s'attache plus particulièrement le texte serait donc si peu commun qu'il rendrait l'objectif de celui-ci incompréhensible au premier abord.
Mais, de même que « les yeux s'accoutument à une demi-obscurité », c'est parvenu à la fin de la lecture, une fois embrassé « le tout », ce « quelque chose de neuf » composé à partir de « ceci, cela et cela encore », que l'on peut saisir à quel point « l'histoire est complète [et] profonde ».
Le texte doit donc nécessairement être appréhendé dans l'ensemble que forment ses multiples détails – qui semblent avoir été glanés au hasard : « ceci, cela » et pourtant « en parfaite obéissance à [la] vision » de Tchékhov – pour que son essence soit mise à jour et comprise.
Ces considérations participent donc de la redéfinition de la nouvelle ; pour autant, un tel bouleversement, assorti d'une fréquente absence de conclusion et de l'impossibilité « de dire : “ceci est comique” ou “cela est tragique” », remet en cause l'appellation même de nouvelle. Nous nous demanderons donc dans quelle mesure la conception novatrice de l'écriture par ces trois auteurs, fondée sur le détail inattendu et une nouvelle perception de la réalité, peut conduire à une mutation du genre de la nouvelle.
[...] Charles Trockley, entièrement dans la raison, ne comprend pas l'émerveillement de Miss Ethel Holloway pour un chevreau noir au milieu de ruines antiques, et encore moins son envie de le ramener en Angleterre avec elle. Lorsque le moment de le lui envoyer arrive, suivant sa logique imparable, il trouve l'animal en question et, indifférent au fait qu'il soit désormais un bouc, lui envoie, tout à fait sûr de s'être scrupuleusement acquitté de tâche ; la jeune fille, qui dans le fond voulait un chevreau et, semble-t-il, peu importait que ce soit le même ou non ne comprend pas qu'on puisse agir de la sorte et son père répond à Trockley par une lettre d'injures. [...]
[...] Les écrivains de l'époque, en effet, trouvent légitime le droit d'écrire hors des conventions, celui d'écrire la vraie vie. Woolf, dans son article sur le roman moderne dresse un état des lieux de la situation et des canons littéraires de l'époque : L'auteur semble contraint ( ) de fournir une intrigue, de fournir de la comédie, de la tragédie, ( ) et, pour envelopper le tout, un air de probabilité ( ) impeccable Elle fait ici référence à l'esthétique réaliste, qui tente de montrer une réalité objective. [...]
[...] Nous nous demanderons donc dans quelle mesure la conception novatrice de l'écriture par ces trois auteurs, fondée sur le détail inattendu et une nouvelle perception de la réalité, peut conduire à une mutation du genre de la nouvelle. A cet effet, nous montrerons tout d'abord les caractéristiques de cette écriture hors des conventions. Nous verrons ensuite cette conscience nouvelle de la subjectivité de la réalité qui en découle. Nous terminerons par l'étude de la nouvelle esthétique engendrée, celle de la révélation, du moment of being. [...]
[...] Chez Woolf, par contre, le phénomène épiphanique est plus fort que celui de révélation ; le moment of being conduit en effet non seulement à la connaissance d'une vérité absolue, mais plus profondément, à une dissolution totale du moi dans le monde, à une transcendance violemment éphémère. C'est le cas dans Moments d'être ; à la révélation de la personnalité de Julia à Fanny, par le biais de ses réflexions, s'ajoute une expérience complète, profonde et fulgurante de l'absolu : Julia flambait. Julia était embrasée. [...]
[...] "La mort de la Phalène", Virginia Woolf, "La dame au petit chien", Anton Tchékhov et "Nouvelles pour une année", tome IV, Luigi Pirandello - les mutations du genre de la nouvelle (1900-1930) Sujet : Dans son article sur le roman moderne en 1919, Virginia Woolf écrit à propos des nouvelles de Tchékhov : L'accent est mis à des endroits tellement inattendus qu'il semble d'abord qu'il n'y ait pas d'accent du tout ; puis, de même que les yeux s'accoutument à une demi-obscurité et finissent par discerner dans une chambre la forme des objets, nous finissons par voir combien l'histoire est complète, profonde et comment, en parfaite obéissance à sa vision, Tchékhov a choisi ceci, cela, et cela encore et en a fait un tout pour composer quelque chose de neuf. [...]
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