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La situation de la belle actrice italienne devenue homme apparaît tout d'abord impossible et annihile tout espoir. Le rapport scientifique du médecin sur son nouvel organisme d'homme achève la confirmation de sa nouvelle identité sexuelle.
L'extrait s'ouvre sur la déclaration de Zuliana à Lebecq qui constitue d'abord une plainte aux accents tragiques. Au discours direct et par sa longueur, elle prend la forme d'une tirade qui exprime son désespoir, son sort inéluctable. Le discours prend une dimension tragique lorsqu'elle dit "prier le Bambino" -soit l'enfant Jésus- , "brûler en vain" des "kilogrammes de cire pour des cierges" ; elle demande ainsi le secours de la religion et de Dieu, la priant de lui rendre son corps de femme afin de continuer de mener une existence tranquille et dans les normes de la société des années 20. Elle apparaît ainsi comme une Phèdre modernisée, faisant en vain tous les sacrifices qui lui sont permis de faire pour ne pas vivre un amour interdit avec son beau-fils Hippolyte. Certains termes comme "l'infortune", en "vain", "sacrilège", "dernière heure" expriment ce poids porté par le personnage qui quoiqu'elle fasse, s'informer sur sa situation, prier Dieu, est ficelée tout entière à sa destinée d'homme. Il y a aussi deux interrogatives dans son discours, suivies par deux exclamatives ; les premières sonnent comme un déchirement ? comment son existence peut-elle durer encore ?- ; les secondes sont comme des sentences, appuyées par la répétition d' "adieu" et les assertions en italien qui dévoilent parfaitement la profondeur de son désespoir : il ne s'agit plus de faire l'annonce à son mari à son sort, ses paroles en italien sont des paroles qu'elle s'adresse à elle-même, tout en se disant "retranchée des vivants", faite "d'une autre matière que le reste du monde", s'excluant par ce qu'elle est désormais. Cette fatalité est confirmée par le "Maledetta !" -malédiction qui ferme la tirade et fait de Zuliana une victime du sort. Une fois la déclaration, son front en sueur est décrit, à l'image d'une antique héroïne tragique dont les émotions et la douleur sont tellement fortes qu'elles se superposent au corps (...)
[...] Cette révolte féminine qui grouille s'illustre à la fin de l'extrait lorsque l'épouse de Lebecq est comparée à un statue qui refuserait son socle car elle doit apprendre à agir en homme et s'éveille homme, tous ses désirs s'enfuyant comme des prisonniers dont on a oublié de refermer la cellule Si la société est réfractaire à cette modification des repères, il y a pourtant nécessité pour l'homme de changer, de reconstruire, comme le montre la figure de Zuliana, qui ayant changé de peau doit aussi changer d'âme pour pouvoir continuer à vivre. En devenant un homme, Zuliana se conforme à la société autant qu'elle s'en libère. Plus encore, la métamorphose de Zuliana la hisse en fait vers l'état de mythe, acquérant ainsi une dimension universelle. L'identité sexuelle est une composante bien plus profonde que l'identité sociale et culturelle, qui elles, ne s'imposent pas d'emblée à l'individu. [...]
[...] On peut penser que cette mutation sexuelle de la femme vers le masculin remet en cause le sexe de l'homme. Il y a à la fois quelque chose du domaine oedipien, un complexe de castration car Zuliana se substitue symboliquement à son mari. Dans les années 20, la théorie de la castration rompt toute symétrie entre l'oedipe du garçon et de la fille. Le garçon sort du complexe par l'angoisse de castration et le surmoi sera pour lui l'héritier du complexe d'Œdipe (intériorisation de l'interdit paternel, du désir). [...]
[...] Il dit continuer à recevoir et à inviter, s'attachant à une apparence sociale, pour ne pas perdre, lui-même, comme sa femme, son identité. Il se met à plaindre tendrement sa femme de son malheur et reprend une de ses paroles en italien la maledetta ! comme s'il faisait sien le mal de sa femme. Cela peut aussi avertir du risque qu'il encourt en continuant à fréquenter son épouse devenant un homme ; il prend la voix de Zuliana et pourrait bien avoir à blessé son moi et son identité lui aussi. [...]
[...] - il ne reste pas que la mort qui préfigure sa future révolte et l'acceptation de son nouveau sexe. Cette déclaration crée d'abord un choc chez Lebecq qui s'en va errer sous les murs de Raguse, ancienne ville de Croatie, puis un long désespoir s'achevant dans le sommeil. Ce choc est rendu par des verbes de sensation et des références au corps : il ferma les yeux dans ses oreilles il entendit il pleura ; le désespoir de Lebecq apparaît toutefois déréalisé en étant associé à la nuit. [...]
[...] Cet extrait de la nuit dalmate exprime une réalité historique et sociale douloureuse et un profond bouleversement du monde d'après-guerre, creusé au plus profond de l'homme et ses repères. Ici, le sexe même de l'homme, donné par la naissance, est remis en cause lui-même et aussi selon les codes sociaux de l'époque attribués à chaque sexe l'hermaphrodisme de Zuliana touche tout autant son mari, qui voit de fait son identité à redéfinir-. En comparaison avec les autres nouvelles du recueil qui proposent un déracinement culturel agissant sur le moi, la nuit dalmate exprime un déracinement plus ardent, plus originel, le moi semble brisé dans sa propre constitution et plus durablement que dans la condition d'exilé qui pourrait supposer le retour au pays ou l'assimilation d'une nouvelle culture. [...]
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