La Modification incipit, Michel Butor 1957, commentaire de texte, subjectivité du narrateur, usages romanesques, champ lexical, responsabilisation du lecteur, Michel Leiris, roman français, héroïsme
Il n'est pas si étonnant que le rédacteur de la postface de la "Modification" de Butor ait été Michel Leiris, connu pour sa douloureuse et saisissante autobiographie l'âge d'homme. Les deux écrivains ont en effet en commun leur travail sur le mythe, autant dire sur ce qui maintient un homme dans un semblant d'histoire (personnelle et universelle). Michel Leiris n'a-t-il pas questionné, avant Butor le pouvoir réparateur de l'écriture, qui refixe, recréé, remplit de sens une vie mal appréhendée ? L'écriture doit pouvoir réussir où la vie a montré ses limites. C'est aussi en 1957 en plein essor du Nouveau Roman ce que raconte la Modification : un homme, tenté par un changement de vie, entreprend un voyage ambigu, à la fois fuite en avant et retour en arrière dans sa propre existence, ses propres désirs et prétentions, eux-mêmes modifiés au cours du voyage.
[...] Tentons l'hypothèse selon laquelle cet incipit loin d'être un simple tour de force formel, pose les jalons d'un discours moral tenu au lecteur. Pour cela voyons comment l'incipit veut bouleverser son lecteur, puis comment il veut le tétaniser, pour enfin le remobiliser ou plutôt, le responsabiliser. Certes les codes romanesques sont étonnamment pervertis ou modifiés, pour renvoyer au titre du roman. Créer un choc permet d'abord de figer, saisir le lecteur. Le récit ose une deuxième personne qui ne soit pas une adresse mais bien une narration, ce qui est inédit dans le roman français. [...]
[...] Le narrateur relance par exemple encore, au deuxième paragraphe son évocation de la valise, citée d'abord en tant que « valise couverte de granuleux cuir », puis reprise en apposition par « votre valise assez petite », et ensuite présente dans ses substituts (pronoms) qui prennent encore trois formes différentes : pronoms complément contracte (« vous l'arrachez »), pronom objet « vous la soulevez ») et pronom sujet (« si peu lourde qu'elle soit »). Le texte traîne et la phrase n'en finit plus, une seule (et petite) chose suscitant plusieurs reprises ultérieures. Ce texte qui rebondit sur lui-même, se relance, se ressaisit de virgule en virgule, de groupe de mots en groupe de mots, n'est pas le texte le plus évidemment digeste par le lecteur lambda. [...]
[...] Enfin, l'indétermination angoissante de cette entrée en matière peuvent en dissuader plus d'un. Les personnages sont réduits à des prénoms (« Cécile », « Henriette »). Quant au personnage principal, ce vous renvoyant au lecteur, le narrateur lui accole un faux substitut, qui pose plus de problèmes qu'il n'en résout, puisqu'au « vous » est ajouté le complément de détermination « d'homme » au premier paragraphe, ce terme général d'homme qui dans la langue française a donné le pronom indéfini « on ». [...]
[...] Mais alors quelle est la signification de cette marge interprétative accrue laissée au lecteur ? Le lecteur est laissé seul ou quasiment, en apparence, aux commandes du récit, et sans possibilité de sortir d'un présent permanent. Le sentiment créé est celui d'une grande angoisse, puisque de ce récit nulle possibilité de sortir ; on en est le héros programmé et durable. Mais l'héroïsme est bien mis à mal car la vision du monde qui se dégage de cet incipit est une vision glaçante, pessimiste et dure. [...]
[...] S'y ajoutent un champ lexical de la morale qui parcourt tout le texte, depuis « en vain », en tête d'extrait, jusqu'à « convaincre », « faiblesse », « domination », ou « autrui », autant de termes appartenant au champ de la philosophie morale et qui sembleraient inopportuns dans un texte en apparence narrative et dont il faut en fait saisir la teneur didactique. La subjectivité et l'importance accordée à la morale permettent d'opérer un contrôle du lecteur, guidé et éduqué. Le lecteur doit aussi composer avec un rythme déconcertant, particulièrement haché, qui ne lui laisse aucun répit. [...]
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