On a coutume de dire d'une œuvre, d'une situation, ou d'un récit, qu'ils sont « kafkaïens » lorsque l'univers qu'ils dépeignent dénote la confusion, l'étrangeté, lorsqu'ils contiennent une part d'inexplicable qui ne semble pourtant pas remise en question. Si le nom de l'écrivain a ainsi été transformé en adjectif, c'est qu'en effet toute son œuvre est traversée par ces caractéristiques, souvent associées à la peinture de l'individu des temps modernes, montré comme prisonnier de contingences qui le dépassent. C'est pourquoi la figure du rêve, et le brouillard qui enveloppe les limites entre rêve et réalité, symboles de la perte de l'emprise sur l'environnement, sont également souvent présents autour des personnages et sociétés dont Kafka dresse le portrait.
Bien qu'ayant consacré sa vie à la littérature, de son vivant n'a été publié qu'une petite part de son œuvre, celle qu'il jugeait la plus réussie. Parmi ce corpus, La Métamorphose, légitimée dans son existence par Kafka lui-même – il s'en disait assez content –, se prête donc plus qu'une autre à une analyse approfondie de cette écriture de l'étrange. S'inscrivant parfaitement dans la lignée des autres œuvres, La Métamorphose relate la vie d'un jeune homme, Gregor Samsa, vivant dans l'appartement familial, qui se réveille un matin transformé en un « monstrueux insecte », terme qui apparaît dès la troisième ligne de cette nouvelle. Des modalités de cette transformation, nous ne saurons rien, et c'est bien dans cette absence d'explication que réside le fantastique du récit qui traverse le chapitre un, dans lequel Gregor découvre l'étendue des changements, et les révèle à sa famille et à l'émissaire de son patron, en même temps qu'au lecteur. Cependant, le chapitre deux, qui débute par un nouveau réveil, donne naissance simultanément à une écriture plus précise, plus réaliste, s'attachant à la description d'un mode de vie en mutation, imposée par l'événement initial. Après avoir évoqué les blessures de Gregor, qui, le faisant souffrir, l'empêchent de s'alimenter normalement, le récit évoque deux désirs de Gregor, celui de manger, et celui d'être en contact avec quelqu'un de sa famille. Comment ces deux désirs parallèles trouvent-ils un accomplissement dans la mise en place d'un rituel, qui parachève la transformation de Gregor, et rend lisible au lecteur ses conditions de survie pour mieux s'attacher ensuite aux retentissements communautaires d'une telle mutation ? Les deux résolutions s'effectuent à travers un récit sur le mode singulatif qui décrit l'apprivoisement de sa nouvelle enveloppe par Gregor dans une alternance de comique et de tragique ; mais l'ingestion de nourriture, symboliquement contact et lien avec l'autre, s'accomplit dans un retournement des valeurs qui instaure donc une recréation totale de ce rapport. Celui-ci se révèle hiérarchisé par la notion de dépendance qui s'exprime notamment dans l'instauration d'un rituel.
[...] L'isolement forcé et choisi à la fois de Gregor rappelle celui longtemps imposé aux fous dans toutes les sociétés, et interroge aussi la possibilité que la mutation de Gregor soit la traduction physique de son aliénation. [...]
[...] Ils n'ont donc aucune action sur la survie de leur fils. L'alimentation de Gregor n'est cependant possible que par leur indifférence, qui leur fait tolérer les manœuvres de Grete sans s'en mêler ni s'y opposer. Puisqu'ils dorment lorsque Gregor se sustente, pour eux existe à cet instant la possibilité de s'échapper de la réalité, rappelée par l'action de Grete, à travers l'illusion du rêve, puis a posteriori à travers l'illusion que tout cela ne soit qu'un cauchemar. Le comportement des parents se fait le garant d'un équilibre qui peut s'installer et de la mise en place d'un rituel, dont la probabilité de permanence est tempérée par la fragilité des motivations de Grete, et la tendance autodestructrice de Gregor. [...]
[...] La domination de la sœur sur son frère, profilée dans ces observations, se confirme dans le déséquilibre non rétabli de la confusion des sentiments. Si les goûts de Gregor se sont déplacés du fait de la mutation, il conserve son désir de ne pas nuire et de se rendre utile du mieux qu'il le peut. En revanche, les sentiments de sa sœur pour lui se sont effacés au profit de la curiosité (ligne 15) et de la bonté ligne 42. Ces deux caractéristiques ne remplacent pas l'amour filial, et dans de telles circonstances ne suffiront pas très longtemps. [...]
[...] Les moments où il se sustente sont déterminés entièrement par un monde extérieur qui n'interagit pas avec lui. Ils sont laissés à la décision de Grete, qui elle- même choisit des moments déterminés par les autres personnages du cercle familial : lorsque les parents et la bonne dormaient encore lignes 95 et 96, ou lorsque les parents dormaient un moment Il s'établit là une hiérarchie curieuse dans laquelle le haut de la pyramide n'a pas conscience de son influence sur le bas, peut-être une métaphore du monde de l'industrie, et du système incohérent pour l'être humain que Kafka s'est attaché à décrire dans ses œuvres. [...]
[...] Comment ces deux désirs parallèles trouvent-ils un accomplissement dans la mise en place d'un rituel, qui parachève la transformation de Gregor, et rend lisibles au lecteur ses conditions de survie pour mieux s'attacher ensuite aux retentissements communautaires d'une telle mutation ? Les deux résolutions s'effectuent à travers un récit sur le mode singulatif qui décrit l'apprivoisement de sa nouvelle enveloppe par Gregor dans une alternance de comique et de tragique ; mais l'ingestion de nourriture, symboliquement contact et lien avec l'autre, s'accomplit dans un retournement des valeurs qui instaure donc une recréation totale de ce rapport. Celui-ci se révèle hiérarchisé par la notion de dépendance qui s'exprime notamment dans l'instauration d'un rituel. [...]
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