Manon Lescaut, 1re partie, "Pourquoi je devins un coquin" - Abbé Prévost (1731) - La théorie justificative de Des Grieux

Thèmes abordés

Abbé Prévost, Manon Lescaut, théorie justificative, Des Grieux, Don Juan, supériorité, prosperité, urgence, figure de style, analyse linéaire, argumentation

Résumé du document

Des Grieux justifie son intention de profiter de l'argent injustement attribué aux autres selon lui : cet ex-religieux élabore une théorie abracadabrantesque. Il revisite à sa façon la théologie pour maquiller sa déchéance. Perdant progressivement ses « principes d'honneur », il s'agit pour lui de s'inventer une pseudo-morale. D'une façon générale, des Grieux essaie de rendre cohérentes des conduites qui ne le sont pas. Sa « relation des faits [est] déformée par le prisme émotionnel ». Il va ainsi franchir allègrement la frontière qui sépare le monde des honnêtes gens de celui des fripons.
On s'intéressera donc à la façon dont il rend compte de sa situation et avec quels éléments il bâtit sa théorie justificative dans ce plaidoyer pro domo.

Extraits

[...] Manon Lescaut, 1re partie, "Pourquoi je devins un coquin" - Abbé Prévost (1731) - La théorie justificative de Des Grieux « Le Ciel me fit naître une idée [ . ] un fond excellent de revenu pour les petits que la sottise des riches et des grands. » [pourquoi je devins un coquin] « 1Le ciel me fit naître une idée qui arrêta mon désespoir : je crus qu'il ne me serait pas impossible de cacher notre perte à Manon, et que, par industrie [adresse] ou par quelque faveur du hasard, je pourrais fournir assez honnêtement [honorablement, correctement] à son entretien pour l'empêcher de sentir la nécessité J'ai compté, disais-je pour me consoler, que vingt mille écus nous suffiraient pendant dix ans : supposons que les dix ans soient écoulés et que nul des changements que j'espérais ne soit arrivé dans ma famille Quel parti prendrais-je Je ne le sais pas trop bien ; mais ce que je ferais alors, qui m'empêche de le faire aujourd'hui ? [...]

[...] Sa mort supposée, souhaitée, fantasmée et symbolique lui permet de s'affranchir des interdits. L'interrogation partielle « Quel parti prendrais-je ? » présente le jeune homme à la croisée des chemins. 4 Je ne le sais pas trop bien ; mais ce que je ferais alors, qui m'empêche de le faire aujourd'hui ? La mise en avant de l'indécision dans l'indépendante, puis l'interrogative révèlent une impossibilité pour le personnage à s'afficher d'emblée comme un fripon, alors que sa décision est déjà prise. Comme Manon avec M. [...]

[...] en attendant la mort de son père qui lui semblait sûre, qu'il désire en tout cas : « Il est impossible que dans l'espace de dix ans, il n'arrive point de changement dans ma famille ; mon père est âgé, il peut mourir. » (p. 64). Des Grieux utilise le verbe « pouvoir », mais c'est le verbe « devoir » qu'il a en tête, sinon il ne dirait pas « impossible ». Pour justifier sa décision de passer du côté de la friponnerie, il se livre à une supposition (« supposons ») qui repose sur le temps. [...]

[...] Le mot « entretien » est approprié. Manon est une aventurière, et non une prostituée , c'est une femme entretenue. Des Grieux refuse de devenir l'« appareilleur » (le proxénète) de Manon. C'est son frère qui en est un, on le voit quand il s'adresse au jeune homme : « Une fille comme elle devrait nous entretenir vous, elle et moi » (p. 68). Il doit donc subvenir aux grands besoins d'une jeune femme qui ne s'épanouir que dans le luxe. [...]

[...] La première catégorie procède par manipulation en mettant à profit les faiblesses de leurs victimes, le penchant aux « plaisirs » qu'il s'agit de favoriser. La seconde procède par « instruction », comme Tartuffe qui vit aux dépens d'Orgon : on ne va pas alors dans le sens de la pente qui glisse vers le vice, on élève vers le bien. « Honnête » a ici le sens classique de « qui a de l'honnêteté, de la civilité et de l'honneur » (Richelet). [...]