« Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène, / Est-elle si vivante et si vraiment humaine, / Qu'il semble qu'on l'a vue et que c'est un portrait ?”, interroge Alfred de Musset, dans le premier chant de Namouna, en 1833, un siècle après la publication de l' "Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut", qui constitue tout d'abord le septième tome des "Mémoires et aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde", ouvrage dans lequel l'abbé Prévost accorde au personnage fictif du marquis de Renoncour le statut de « mémorialiste» rapportant divers épisodes de sa vie et les rencontres qu'ils lui ont procurées.
Manon Lescaut devient ensuite un roman autonome, au sein duquel l'un de ses éditeurs propose d'interroger la portée du « tragique». En effet, si la tragédie classique, représentée au XVIIe siècle par les œuvres de Racine et Corneille, peut apparaître stylisée à l'excès – par son respect d'une structure « en cinq actes [et] en vers», par son rejet de toute « bavure» à l'égard des codes imposés – jusqu'à sembler « hiératique et guindée», le roman de l'abbé Prévost s'inscrit « dans le monde » et dévoile « un tragique impur, plus souple et plus aéré» ; l'éditeur affirme, en un apparent paradoxe, que ce tragique plus imprécis, « dilué», conserve, et accentue peut-être même, la « force » de l'œuvre classique, son pouvoir de surprendre, toucher, heurter son spectateur ou son lecteur, jusqu'à justifier, jusqu'à « racheter» « la réalité et la vie» que peut sembler dédaigner l'idéalisation de la tragédie classique.
Cette critique nous invite ainsi à interroger les ressorts, et davantage encore, l'aboutissement de ce qui, dans ce roman, relève du « registre tragique». De fait, certains aspects de ce récit évoquent, au premier abord, les caractéristiques de la tragédie classique, à l'exemple de la noblesse du héros, de la fatalité de la passion qui constitue l'objet même du récit, et peut-être de certains emprunts au langage propre à ce genre.
Pourtant, Manon Lescaut est marquée par la transgression de cette stylisation classique, depuis le refus des codes qu'impose cette dernière, jusqu'à la mise en œuvre d'une forme de parodie de la tragédie. Or l'œuvre est, définie, dans l'« Avis de l'auteur des Mémoires d'un homme de qualité» qui ouvre le récit, comme « un traité de morale, réduit agréablement en exercice» (p. 27) : l'échec de la catharsis, visée première de la tragédie classique, conduit à porter sur l'aventure du Chevalier des Grieux un regard plus distancé, afin d'en être « instruit» (p. 26) – pourtant, cette volonté de comprendre ne traduit-elle pas la négation d'un tragique plus fondamental, et indicible par sa nature même ?
[...] Dans le même temps, en engageant explicitement à la pitié les différents personnages auxquels il est confronté, ou en illustrant la compassion qu'il ont effectivement ressentie à son égard, des Grieux dévoile ce second ressort de la tragédie : à Tiberge, il affirme que l'effet [de ses peines] est si triste qu'il n'est pas besoin de [l']'aimer autant que [Tiberge fait] pour en être attendri et le voit alors aussi affligé par la compassion que [le narrateur l'est] par le sentiment de [ses] peines (p. 70) ; il se dit par la suite mille fois plus à plaindre que vous ne sauriez vous l'imaginer (p. 158), et demande de [marquer] de la compassion pour le plus misérable de tous les hommes (p. 162) ; enfin, la pitié tragique est mise en valeur par son opposition à la vénalité, l'« avarice de l'univers mis en scène : je priai les archers d'arrêter un moment par compassion ; ils y consentirent par avarice (p. 172). [...]
[...] auberge où des Grieux s'adresse à ses deux auditeurs, l'hôtellerie de Saint-Denis, où le narrateur connaît ses premiers instants de bonheur auprès de Manon, avant de s'y trouver de nouveau, emmené par son frère, ou encore d'auberge de Chaillot puis p.111), ou un traiteur (p. 102) ; à plusieurs reprises, c'est en un café p.105, p.133) que des Grieux s'adonne à ses pensées de désespoir, les jardins publics se font lieux de rencontres au jardin du Palais-Royal p ; au Luxembourg p et p. [...]
[...] Étude du tragique dans Manon Lescaut Sujet : Un éditeur de Manon Lescaut écrit : Au tragique un peu hiératique et guindé du héros qui fait son malheur hors du monde en cinq actes, en vers et sans bavures se substitue un tragique dans le monde, un tragique impur, plus souple et plus aéré. La réalité et la vie ( ) en sont en quelque sorte rachetées, et le tragique, s'il est dilué, ne perd rien de sa force. Vous discuterez ce jugement. [...]
[...] L'évocation de cette passion, et notamment de l'emportement qu'elle procure, s'effectue fréquemment par le recours à un vocabulaire, un registre de langue, propres à la tragédie classique. Le récit de des Grieux se caractérise dans son ensemble par un style élevé, s'accordant ainsi avec la noblesse du protagoniste, tout en soulignant sa proximité au genre de la tragédie, et permettant de contre- appuyer la bassesse de sujet de certains épisodes. Dans de nombreux passages, les champs lexicaux développés, le recours à l'amplification semblent relever plus explicitement du registre de la tragédie classique. [...]
[...] 68-69) semble alors s'expliquer par la valeur que le narrateur, à son retour d'Amérique, reconnaît à ses enseignements. Toutefois, ce souhait de retourner à la vertu des années d'Amiens pourrait également figurer une forme de volonté presque artificielle aspect que semble souligner la concision des derniers moments du récit de clore en soi l'influence de cette passion, et par cela de nier l'existence même du tragique qu'elle engendre, volonté inconsciente peut-être du personnage face à ce même tragique devenu insoutenable, face à l'« enfermement dans la mort de Manon, qui scelle, irrévocablement, les chaînes de la fatalité. [...]
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