Si les Romantiques avaient représenté la Justice en 1857, il n'est pas certain que Madame Bovary eût échappé à la censure. Flaubert, non content de créer une œuvre qui « se soutienne par la force interne de son style », ajoute encore à la densité, toujours dissimulée, de son roman par une ironie constante. Lorsqu'il en vient à décrire les lectures d'Emma qui sont l'objet de notre extrait, Flaubert articule en peu de lignes le paysage sentimental déterminant son personnage autant que sa secrète ironie.
[...] Que penser d'une telle attention pour ce qui pourrait n'être, après tout, qu'une moquerie diminuant le Romantisme afin de mettre en valeur l'écriture de Flaubert ? Ici survient ce que l'on pourrait appeler un redoublement ou une mise en abîme de l'ironie, non seulement appliquée aux sujets, mais encore à la forme de l'écriture. Flaubert, en travaillant aux mièvreries Romantiques, ridiculise absolument tous ceux qui échouent même à cela. En un sens l'ironie de Flaubert honore le mouvement passé tout en faisant progresser le prochain, puisqu'il lui restitue une qualité jusque dans sa médiocrité thématique. [...]
[...] Le danger très commenté par certains médecins et moralistes, de la lecture de romans pour les femmes a aussi une large part à l'ironie de Madame Bovary. Ici l'outrance fait l'essentiel de l'ironie : la comparaison de ces messieurs qui pleurent comme des urnes par exemple, ou plus habilement et régulièrement, la désignation d'un élément de détail exactement décrit. Ainsi c'était ( ) une jeune fille en robe blanche ; ces châtelaines au long corsage désignations encore impersonnelles. Mais pour conclure ce texte, Flaubert intègre brutalement son texte en désignant expressément ces quelques images auxquelles s'adresse sa moquerie : Et vous y étiez aussi . [...]
[...] Elle devient ce vaste concentré de sentiments stéréotypés, d'attitudes apprises et de rêves découverts à toutes les pages : Emma envoyée au couvent pour étudier y reçoit un enseignement sentimental, ce qui n'a rien à voir avec une éducation, faite d'expériences et de vie, celle-là même qui fera l'objet pour Flaubert d'un autre roman. Nous avons retracé le portrait sous-entendu d'Emma : un sentiment sans formes apposé à un paysage qui a l'ambiguïté de l'amour et du romantisme. Soit une confusion ajoutée à un instant de tension éphémère , recherchée par Emma comme une éternité : Flaubert fait ici, en quelques images, l'inventaire des désirs contradictoires d'Emma. Cependant cette suite de déchirements, ramenés à leur matière initiale de stéréotypes mièvres, ne peut manquer de révéler une ironie sans fond. [...]
[...] Vaste collage, ce tableau aux limites d'un surréalisme anachronique fait se rencontrer l'incohérent : Emma dans ses lectures n'applique aucune raison et les consomme avec ivresse. Entre les territoires de l'exotisme vont les voyageurs, qui en sont comme les représentants mobiles : chevaux qu'on crève à toutes les pages ; cavalier et cheval noir mais l'exotisme lointain s'il est facile ne peut tout régler, et la distance peut se compenser par la hauteur, ce qui revient au même : un autre exotisme, un autre topos de l'amour, est à trouver dans la société européenne noble et la Grande Vie que l'on y mène, l'amour galant ou courtois à travers l'Histoire et tout leur paysage spécifique de serviteurs et d'aisance. [...]
[...] Lévriers, sofas et postillons contribuent encore à ce paysage, dont la fonction serait la pure aisance : tout dans ce décor doit culminer à l'émotion et l'amour délivré du monde matériel jugé encombrant. Notre intérêt ici n'est pas encore l'ironie ni l'effet de ces images : elles restent du moins liées entre elles, non encore par leur usage, mais par une couleur commune, celle du symbole, de la construction de la grande cage gothique où se réfugie la jeunesse d'Emma. [...]
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