[...] Le décor aperçu et décrit par le poète est matériellement et symboliquement centré autour du lieu de la maladie puisqu'il s'agit d'un hôpital : "En plein, le Val-de-Grâce, comme un qui préside" ; le verbe "préside" contient son sens propre et son sens figuré à la fois. La plupart des épithètes appliquées à ce décor relèvent d'un vocabulaire médical : les rafales du vent d'Automne sont "mesquines", au sens physique de "chétif" ; le couchant "suppure" une couleur "livide" comme celle de la peau d'un malade ; le ciel est "crû de bandages" ; il est question de "squelettes" et d' "agonie" à propos des glycines ; et même, Laforgue n'a-t-il pas choisi de placer cette plante dans le décor pour la consonance médicale de son nom ? Enfin les deux guêtres blanches font comme deux "mals blancs" sur ce "glabre paysage."
Cette impression de maladie généralisée s'allie à une impression de pauvreté, de saleté et de vétusté : la jalousie est "en travers, hors d'usage, ces guêtres qui sèchent" - "depuis quand !" - sont sans doute dignes d'un chiffonnier, et curieusement une buanderie évoque toujours plus la crasse que la propreté ; en outre elle est ici couverte de "tuiles sales". En résumé, le poète projette un paysage en blanc et gris, c'est-à-dire un paysage achevé par son état d'âme qui lui donne une couleur unique, quitte à recréer une partie de la réalité objective : seul un couchant intérieur peut suppurer "du livide" (...)
[...] C'est un poète peintre qui écrit ce poème et il prétend manier le langage comme un impressionniste manie la couleur. Outre sa conception symboliste et son inspiration naturaliste, le texte laisse en effet apparaître une influence des procédés impressionnistes, non que ces diverses tendances se contredisent : le symbolisme ne fait que donner un écho à la vision naturaliste rendue sur le mode impressionniste, de la même façon que certains peintres contemporains représentaient sur leurs toiles ces cabarets, ces ivrognes, ces lingères, ces gares ou ces rues des romans naturalistes. [...]
[...] Ah ! Qu'est-ce que je fais, ici, dans cette chambre ! Des vers. Et puis, après ! ô sordide limace ! Quoi ! La vie est unique, et toi, sous ce scaphandre, Tu te racontes sans fin, et tu te ressasses ! [...]
[...] Enfin c'est surtout un ton de voix bien particulier qui confère une unité à ce poème, qui y met la signature de Laforgue : la nervosité du style traduit un mélange typique de rage, de ricanement, de renoncement, de commisération, à quoi s'ajoute l'éphémère nostalgie d'un simple bonheur humain, celui dont peut rêver le cœur de tout jeune homme inquiet de na pas gâcher le meilleur âge de sa vie. [...]
[...] Telle est la tonalité du sentiment de l'existence dont cette vision est inspirée et qu'elle réfléchit. Dans cet ennui général et fondamental se fait jour une douleur plus aigüe dont Laforgue prend une conscience particulière et à laquelle il s'arrête à la dernière strophe : ce paysage est aussi le reflet de l'angoisse d'un poète tourmenté par l'impuissance et la stérilité ; les arbres sont peu nombreux, les glycines sont décharnées au point d'évoquer des squelettes; enfin le blanc est non seulement la couleur du monde des malades, il symbolise aussi la stérilité que confirme l'emploi de glabre appliqué au mot paysage En somme, ce spectacle de l'ennui imprègne insidieusement le poète et prépare sourdement une crise qui éclate violemment à la dernière strophe, comme si à ce moment-là l'ennui gagnait la propre personne du poète; celui-ci finit par se prendre lui-même en dégoût comme tout le reste du décor dont il devient partie prenante : saleté, laideur et répugnance sont connotées par la sordide limace Le poète reste prisonnier de ce décor, de lui-même, de sa mauvaise conscience, et le jeu des temps dans les vers et 21 souligne bien la ressemblance des dimanches passés, présents et à venir. [...]
[...] L'on note, par exemple, l'emploi très courant de l'adverbe avec au vers ou ces expressions appartenant au langage oral que constituent l'incise depuis quand ! au vers l'exclamation Montrent-elles assez la corde, ces glycines au vers 14, l'interrogation Et puis, après? au vers 17; ce sont tous là des traits empruntés au langage parlé. Cela va jusqu'à des contorsions syntaxiques : au vers 11, le mot ficelles est complément de lieu d'un verbe inexistant; il l'est, au vers 15, de recroquevillant que Laforgue fait passer de sa forme pronominale à une forme transitive. [...]
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