Dans cette scène, presqu'un siècle avant que Marivaux ne consacre le phénomène resté depuis sous le nom de marivaudage, Corneille fait office de précurseur de l'échange de propos galants et d'une grande finesse, dans une stratégie de séduction.
a- Une tentative de séduction
De fait, la stratégie de Clindor consiste à charmer sans s'impliquer et à affirmer de façon implicite en jouant avec Lise. Ainsi, opposant une allitération en [f] à une assonance en [a], il reprend dans une structure en chiasme les propos de la jeune femme : S'il fait peur à des fous, il charme les plus sages (vers 11) et, par une parole enjôleuse, distingue son maître Matamore (des fous) de lui (les plus sages). Son langage précieux (sages, vers 11 ; esprit, vers 15) et la prétérition (figure de rhétorique par laquelle on feint d'omettre des circonstances sur lesquelles en réalité on insiste) sans sujet (vers 13) vont alors servir le badinage avec :
- un éloge de la beauté de Lise. Conventionnel, il fait intervenir
le champ lexical de la séduction, avec surtout une accumulation d'expressions laudatives : L'esprit beau, prompt, accort, l'humeur un peu railleuse, / L'embonpoint ravissant, la taille avantageuse, / Les yeux doux, le teint vif et les traits délicats (vers 15 à 17). Par un rythme ternaire, il est d'abord abstrait (intelligence, caractère et moral), avant de devenir plus concret, qualifiant le physique par des adjectifs valorisants mais imprécis (ravissant, vers 16 ; doux, vers 17...). On notera également la rapidité de la déclaration, soulignée par la gradation les plus sages (vers 11), puis on (vers 13) et enfin Je (vers 14) et sa conclusion par une question de rhétorique amoureuse supportant une litote : Qui serait le brutal qui ne t'aimerait pas ? (vers 18) (...)
[...] LISE Vous en embrassez trop : c'est assez pour vous d'une, Et mes perfections cèdent à sa fortune. CLINDOR 25 Bien que pour l'épouser je lui donne ma foi, Penses-tu qu'en effet je l'aime plus que toi ? L'amour et l'hyménée ont diverse méthode : L'un court au plus aimable, et l'autre au plus commode. Je suis dans la misère, et tu n'as point de bien ; 30 Un rien s'assemble mal avec un autre rien. Mais si tu ménageais ma flamme avec adresse, Une femme est sujette, une amante est maîtresse. [...]
[...] Clindor s'apparente au libertin séducteur infidèle de Molière, Dom Juan, différenciant l'amour du mariage. Il dénigre le mariage (L'un court au plus aimable, et l'autre au plus commode, vers 28) et apparaît profondément misogyne (Une femme est sujette, une amante est maîtresse, vers 32 ; La femme les achète, et l'amante les vend, vers 34). Le présent de vérité générale (lignes 25 à 38) érige comme une panacée l'inconstance, thème cher au baroque, abordant de manière générale L'amour et l'hyménée (vers avant de revenir à son cas particulier grâce à l'intervention des marques de la première et deuxième personne du singulier (Je suis dans la misère, et tu n'as point de bien, vers 29). [...]
[...] Le spectateur-lecteur et Pridamant ne peuvent que blâmer son comportement, même si Corneille rattrapera le personnage dans le dénouement en montrant que tout n'était qu'illusion. Si Isabelle est également victime de l'illusion, Lise est la seule à ne pas être dupe, n'étant finalement là que pour servir d'aiguillon révélateur à l'inconstance de Clindor. À mi-chemin entre valet amoureux et zanni valet du petit peuple) de la commedia dell'arte, elle sera l'un des principaux protagonistes de l'action et son importance, inhabituelle pour une condition subalterne, finira par la rendre attachante pour le spectateur. [...]
[...] L'Illusion comique est une comédie en cinq actes et en vers, publiée pour la première fois en 1639 mais jouée en 1635-1636. Interprétée avec succès à sa création, la pièce tombe dans l'oubli au XVIIIe siècle ; le XIXe la redécouvre ; après une nouvelle éclipse, elle ne quitte pratiquement plus l'affiche depuis 1965. Elle s'écarte profondément des comédies que l'auteur a écrites jusque-là et représente un défi théâtral important, se situant à la rencontre de plusieurs genres théâtraux comme Corneille l'annonce lui- même dans l'Examen : Le premier acte ne semble qu'un prologue, les trois suivants forment une pièce que je ne sais comment nommer Le cinquième est une tragédie assez courte Tout cela cousu ensemble fait une comédie. [...]
[...] (vers 20) et surtout Vous en embrassez trop (vers avec la polysémie du verbe embrasser - son ironie amère. Même s'il s'agit d'une déclaration de Clindor, Lise reste lucide : elle sait que sa beauté ne peut l'emporter sur un mariage prestigieux où l'argent est maître (Et mes perfections cèdent à sa fortune, vers 24). Repoussant le jeune homme, l'ironie de sa réplique se veut moqueuse, tandis que le chiasme D'autres charment de loin, le mien fait peur de près (vers 10) en traduit l'amertume. [...]
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