Après Gravitations, paru en 1925, Jules Supervielle, poète de l'entre-deux-guerres, expose sa vision singulière du monde dans Le Forçat innocent, en 1930, puis dans Les Amis inconnus, quatre ans plus tard. Très tôt confronté à la perte de ses parents, cet homme marqué reste convaincu du privilège de l'existence, même s'il manque de confiance en la communication et ne se trouve pas de repères stabilisants. L'écriture apparaît alors comme un exutoire, et annonce la promesse rare d'un don exceptionnel. La guerre venant assombrir son quotidien, ce voyageur teinte ses poèmes du goût pessimiste et amer d'une telle période. Yves-Alain Favre, à propos de son oeuvre, écrit dans La rêverie et le chant dans Gravitations : « La poésie permet de ne pas désespérer ; elle procure un salut précaire et toujours menacé ; elle élève parmi les fluctuations et les incertitudes un chant fragile, mais de confiance en l'homme. » En quoi Yves-Alain Favre soulève-t-il ici le problème de la contradiction dans l'oeuvre de Jules Supervielle ? D'abord imprégné de l'esthétique de la transition de l'être, du changement et de l'inconstance du monde, l'écrivain se pose la question de la possibilité d'une harmonie dans un monde si flottant, insaisissable.
[...] Le raisonnement dont Supervielle aura posé les prémices, cette tentative de donner un sens au monde qui l'entoure aura du moins le mérite d'exister, d'avoir été tentée. L'inspiration de la puissance créatrice prend ici l'image du cheval, sagesse incarnée, qui toujours échappe au narrateur, qui se perd dans les lointains du vide et de l'absence. L'œuvre survit pourtant à la fragilité de son créateur, et, bien qu'hermétique aux yeux d'un grand nombre, elle présente l'avantage de contrer une œuvre trop simple et trop conventionnelle, jaunie et poussiéreuse : Ce cheval qui s'élance est parti de mes yeux Il ne reviendra plus au fond de mes paupières Et, ne soupçonnant pas qui lui donna le jour, Il cherche autour de lui, perdu dans son galop Mais il vit, voyez-le soulevant la poussière. [...]
[...] C'est le papier qui de lui-même efface Le mot qui vient toujours obscur pour lui. La confusion se fait le maître mot de sa manière de vivre. Même le sang qui coule dans ses veines lui est étranger, inconnu : Comme le bruit confus de notre propre sang (Soleil). L'existence est réduite à peu de choses, tels des lambeaux, puisqu'il parle d'« écumes de vie dans Cœur. Le véritable obstacle est l'impossibilité apparente du salut dont parle Favre. La protection de l'homme est contrée par le doute existentiel auquel le poète est confronté. [...]
[...] Sa nuit lui appartient, elle est en fait le reflet de sa quête au plus profond de lui-même, une aventure souvent très obscure, ce qui justifie le motif nocturne : Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même Et j'entraîne avec moi plus d'un être vivant. ( ) Je me fais des amis des grandes profondeurs. (Un poète) Malgré la noirceur dans laquelle il plonge, il n'est pas seul et parvient à initier ses semblables à ce nouveau voyage vers l'inconnu, vers la saisie vaporeuse de l'identité propre. Il est cependant toujours question de lumière, Et l'on voyait çà et là luire des mots chuchotants (P.178). [...]
[...] Un visage perdu à jamais, qui amplifie le sentiment irrémédiable de la perte, de l'échec. Même en pleine lumière, le narrateur n'a pas retrouvé la carte manquante, ce qui implique pour l'homme que même éclairé il se peut qu'il se perde : Que le corps jusqu'aux cheveux n'est qu'une grande main inhumaine Tâtonnante, même en plein jour (Le désir) L'incommunicabilité des consciences est telle qu'il n'est plus d'espoir d'harmonie conciliatrice, et que cet idéal de vie n'était que chimère, à la manière dont la lumière de la lune est infime, puisqu'avalée par l'obscurité de la nuit qui l'englobe : Dans la noirceur qui nous entoure La lune veut faire son nid Mais les ténèbres qui la roulent Lui font perdre appui sur appui. [...]
[...] (P.45) Dans cette optique d'environnement adjuvant, il est naturel de remarquer l'esthétique de reconstruction, sous un soleil printanier, symbole de renaissance, donc d'inconnu : Et nous vous reconstruirons Chaque ville avec les arches respirantes de ses ponts, La campagne avec le vent, Et le soleil au milieu de ses frères se levant. (Oloron-Sainte-Marie) La mort n'est plus à craindre à présent, le poète n'est plus seul. Aidé par les âmes qui le suivent, il n'est plus cet exilé hanté par la mort de ses parents. Sur le lieu de leur sépulture, il chante un hymne au renouveau, en plein jour. [...]
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