Au XVIIIe siècle en Angleterre, une loi permettait aux autorités de faire couper les oreilles de l'auteur et de l'imprimeur si une parution était jugée dangereuse. C'est pourquoi Swift recourut à l'alibi du voyage imaginaire, et on comprend dès lors mieux le prudent anonymat derrière lequel il s'abrita longtemps ainsi que le stratagème qu'il mit en place pour faire publier son œuvre : en effet, Alexandre Pope, écrivain et ami de Swift, aurait laissé le manuscrit devant la porte de l'éditeur Benjamin Motte.
Le manuscrit était accompagné d'une lettre signée d'un certain Richard Sympson, se disant être le cousin du capitaine Gulliver. Celui-ci l'aurait chargé de la publication de ses mémoires. Un peu plus tard, pour faire croire à une machination littéraire, Swift est allé jusqu'à rédiger une lettre du capitaine Gulliver à son cousin Sympson, dans laquelle il proteste contre toutes les omissions, additions et modifications apportées sans son consentement à son manuscrit. C'est cette lettre que je vais tenter de vous commenter aujourd'hui.
Il s'agira donc de voir comment l'auteur, à travers la parole de Gulliver, dresse un constat amer quant à la réception de son œuvre, résultat de la nature foncièrement mauvaise de l'être humain.
[...] Tout d'abord, il parle du passage sur la Reine Anne, et plus particulièrement des propos tenus sur les principaux ministres : Je vous écris donc pour désavouer toutes les additions qui vous sont dues, en particulier certain paragraphe relatif à Sa Majesté L'extrait qui nous intéresse se situe à la page 317 (édition folio). Dans cet extrait, Gulliver aurait fait le portrait de la reine à son maitre houyhnhnm. Or dans sa lettre, Gulliver affirme que ce n'est pas le cas : Vous auriez dû considérer qu'il n'était pas conforme à mes goûts ni à la bienséance de faire l'éloge d'un animal de notre type devant mon maître houyhnhnm. [...]
[...] Il y a aussi et surtout le regard satirique que Swift porte sur la nature humaine, regard indirect qui s'exerce à travers le comportement des divers acteurs du récit. Textes certes codés, mais en réalité assez transparents, les quatre récits reprennent les grands débats dans la Grande-Bretagne du 18e siècle : institutions politiques issues de la Glorieuse Révolution, foi dans le progrès de la science, propos sur l'éducation, Chaîne des Etres. Néanmoins, on notera l'absence de références explicites à la religion, ce qui peut à première vue surprendre en raison du statut clérical de l'auteur et de l'importance croissante du débat religion révélée / religion naturelle tout au long du siècle. [...]
[...] Mais la communication, quels que soient ses habillements, est une fonction humaine extrêmement complexe et fragile. Il arrive que, à l'oral comme à l'écrit, des défaillances interviennent : le texte est édulcoré volontairement ou non, l'imprimeur se trompe, les protagonistes se retranchent derrière des archaïsmes ou des modernismes, le mensonge et les illusions s'insinuent, l'auteur s'autocensure, le traducteur trahit son texte, les cartes de géographies sont fausses, l'entêtement et l'oubli parasites les échangent Swift en prend acte et tire avantage de tous les avatars du sens et de la forme. [...]
[...] Et si Gulliver a hésité à publier son ouvrage, c'est parce qu'il en avait pleinement conscience : Rappelez vous, je vous en prie, cette objection que je faisais toujours [ ] : les Yahoos sont une race d'animaux qu'il n'est pas possible d'amender, ni par préceptes ni par exemple C'est une vision très pessimiste de la nature humaine puisque cela signifie que l'homme ne pourra jamais s'améliorer et qu'il est donc destiné à rester dans cet état de semi-humanité. Et le plus affligeant est sans doute le fait qu'il n'en a même pas conscience : pour lui, il est l'exemple même de l'être civilisé et parfaitement évolué. La preuve en est qu'ils traitent les chevaux comme des bêtes de somme et qu'ils accusent Gulliver de souiller la nature humaine. [...]
[...] S'ils chassent le narrateur, c'est parce qu'il est un yahoo trop intelligent et qu'il est susceptible de représenter un danger pour leur pouvoir. Il faut donc bien distinguer Gulliver de Swift : notre auteur n'est peut-être pas aussi pessimiste que l'est Gulliver sur la nature humaine. Il ne croit pas en une société exempte de vices ; il n'en rêve d'ailleurs surement pas. Mais cette critique sévère permet néanmoins de faire ressortir les défauts de la nature humaine, permettant ainsi de relativiser la toute-puissance de celle-ci. [...]
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