La publication de Jacques le fataliste et son maître à Paris en 1796 souligne bien deux faits : d'abord qu'il a été difficile de rassembler un texte que Diderot a constamment enrichi pendant dix ans (1770-1780), ensuite qu'il a fallu attendre l'assouplissement de la censure : les éditeurs avaient plusieurs fois expurgé le texte, jugé trop libertin. En effet l'étrange roman de Diderot, qui renouvelle considérablement les questions littéraires de la lecture et de l'écriture, emprunte bien souvent à la veine libertine et au ton licencieux : en somme, l'auteur des Bijoux indiscrets de 1748 est bien aussi celui de La Religieuse, roman-mémoires composé et achevé en même temps que Jacques, et publié lui aussi en 1796, douze ans après la mort de l'écrivain.
L'épisode du « vicaire enfourché », que Jacques raconte à son maître parmi d'autres souvenirs de jeunesse lors de la huitième journée de voyage, poursuit cette veine licencieuse : il vient après le récit de la perte du pucelage de Jacques et de ses aventures légères avec Marguerite et Suzanne. Ici c'est un vicaire qui est la victime, enfourché à deux reprises dans une grange, par Jacques qui souhaite s'amuser avec Suzanne, puis par le mari qui a fait irruption. Le conte licencieux rejoint la farce comique dans le récit ; comment celui-ci s'élabore-t-il ? et quelle est la cible de Diderot ?
Nous étudierons d'abord les composantes licencieuses et farcesques de l'anecdote, que nous analyserons ensuite comme un récit délégué par l'auteur à ses personnages, construit par eux et achevé par Jacques : un récit qui exhibe sa propre fabrication. Nous montrerons enfin la visée critique de ce récit léger mais pas si simple : le clergé et plus largement les bienséances sont critiqués comme freins à une morale du plaisir naturel.
I. UNE ANECDOTE QUI TIENT DU CONTE LICENCIEUX ET DE LA FARCE COMIQUE
1) Une anecdote : récit complet, rapide et animé
- « le vicaire enfourché » est une petite histoire qui forme un tout, comprenant toutes les étapes du schéma narratif (situation initiale : « J'étais dans la grange avec Suzon » ; élément perturbateur : « Lorsque le vicaire arrive, il prend de l'humeur (...) » ; péripéties : le conflit entre Jacques et le vicaire conduit ce dernier sur le fenil, ses cris alertent le mari, etc. ; résolution : le mari s'en prend à Jacques, « Approche, approche » (ellipse) ; situation finale : Suzon « s'en tir[e] », et Jacques s'engage dans l'armée). Dans le roman, des blancs marquent le début et la fin de l'anecdote, un des passages intercalés sur le tard pour cause de censure. (...)
[...] LA FABRICATION DU RECIT PAR LES PERSONNAGES Jeux de délégations de la parole - Ce passage montre trois personnages qui collaborent autour du récit : l'anecdote du vicaire enfourché puise à différentes sources et se fait par un rassemblement de celles-ci. Jacques est le narrateur principal de l'anecdote : sa participation est majoritaire (15 interventions, et les plus développées, dont les lignes 28 à 41 sans interruption) ; il est un personnage de l'histoire qu'il rapporte, ce qui garantit la vraisemblance et les détails ; c'est lui qui rassemble aussi l'histoire obtenue de Suzon : je me rajuste, me sauve, et c'est Suzon qui m'a rapporté ce qui suit (l.28), après quoi il reprend son propre fil : Suzon s'était évadée, mais j'entendis (l.39). [...]
[...] Ce réalisme est la correspondance dans l'ordre narratif du naturel dans l'ordre du plaisir. Le jeu des destinataires et des sources du récit respecte le réalisme de la circonstance : Quand Jacques n'est plus témoin de la scène, il cite Suzon pour justifier la poursuite du récit : je ( ) me sauve, et c'est Suzon qui m'a raconté ce qui suit (l.28), Je ne sais pas ce qu'il dit alors au mari, car Suzon s'était évadée, mais j'entendis (l.39. [...]
[...] La poursuite finale entre le mari et le vicaire y appartient également à coups de fourche comme au comique de situation. comique de caractère dans le personnage du vicaire jaloux, paillard, amoureux qui pratique l'injure et les coups D'injure en injure nous en venons aux mains l. qui éprouve de la rage en observant les deux amants (l. 23) et pousse des cris. S'y ajoute le comique de mots, largement exploité par la retranscription des bégaiements du vicaire dans la seconde moitié du texte, et donnant lieu à des sonorités ridicules : meu meu qui rend particulièrement risible la rage mentionnée juste avant, Met met me dé dé co co etc. [...]
[...] Les lignes 28-43, où Jacques parle longtemps sans interruption, montrent que le maître et le narrateur avaient raison : Jacques aime raconter. L'imitation fidèle et prolongée des bégaiements du vicaire souligne le plaisir qu'a Jacques à animer son récit, et à jouer, comme un comédien : les lignes 23-24 et le passage le plus développé en témoignent. Jacques n'est pas qu'un conteur ; en tout cas, le jeu théâtral a pleinement sa part dans le récit de l'anecdote. Le rire enfin, qui emporte le maître, Jacques et le père de Jacques (l.46-48), est bien la manifestation de ce plaisir : la scène, drôle en elle-même, l'est aussi par la mémorisation du jeu de Jacques, notamment sur ces bégaiements. [...]
[...] La critique de Diderot, qu'il en donne ici la version joyeuse et heureuse ou pathétique ailleurs, est donc profondément ancrée en lui. La critique des carcans romanesques - Diderot s'attaque aussi à la pudeur artificielle des romans, qui gardent les traces des romans précieux du siècle précédent. Il fait le choix du conte licencieux, avec ses détails contraires aux bienséances relatives au corps et à la sexualité : rel[ever l]es jupons la gorge la poitrine), je la caresse je me rajuste me rhabille) ; avec, au sens premier (ob-scaenam), l'obscénité du texte, qui met sous les yeux du vicaire comme du lecteur, le spectacle de la sexualité : Et le vicaire voyait cela ? [...]
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